En novembre 2017, le tigre Mévy s’échappe de sa cage à Paris. Il rôde sur la ligne de tramway, près de ces boulevards de ceinture récemment évoqués par Bernard Chambaz. Son dompteur doit l’abattre ; il n’a pas pu attendre le vétérinaire armé de cartouches hypodermiques. Sur un site internet, quelqu’un met cette mort en relation avec celle, un siècle plus tôt, un 24 novembre, d’un autre « Tigre », Clemenceau. C’est une des coïncidences qui, dans Constellation du tigre, mènent Yannick Le Marec sur la trace de cet animal.
Yannick Le Marec, Constellation du tigre. Arléa, 176 p., 18 €
Dès la première page de son récit, Yannick Le Marec évoque cette information concernant le tigre échappé, alors qu’il cherche « autre chose ». On lira tout le livre comme une dérive apparente, sous la double enseigne de Modiano et de Sebald. Ces deux écrivains ne parlent pas directement de tigres, mais chez le premier un narrateur marche rue Cuvier, à cet angle du Jardin des plantes où les rugissements des fauves sont fréquents, et le second, dans Austerlitz, évoque des déambulations dans cette partie du 5e arrondissement de Paris. L’essentiel n’est cependant pas dans ces références à des textes ; il est dans une démarche qui s’apparente à une dérive prenant appui sur des coïncidences mystérieuses : « Ces apparitions d’animaux, le chevreuil sans doute, mais surtout le tigre, sa présence dans la littérature sur laquelle il me fallait travailler, celle de tous les tigres qui avaient un jour traversé Paris depuis les grandes chasses des empires coloniaux, et puis leur mort, le désastre qui se préparait et dont on apercevait aujourd’hui toute l’ampleur, tout cela, j’en étais persuadé, dans l’apparence d’une grande confusion, d’un emmêlement du temps et des choses qui pouvaient isolément sembler ordinaires, dessinait pour moi une constellation mystérieuse ».
Ainsi s’élabore le récit tissé de longues phrases, comme des filets lancés à travers les espaces. À un moment de son récit, Le Marec dit devoir faire un pas de côté. Tout son livre est un pas de côté, même si on ne s’égare jamais tout à fait. Warburg juxtaposait des images, pour saisir ce qui les unissait et « suivre dans le temps leurs traces ». Le Marec procède de façon semblable, nommant des écrivains qui ont traité des liens entre animaux et humains, tels Élisabeth de Fontenay ou Jean-Christophe Bailly, ou encore le photographe Eugène Atget, sur lequel il travaille, des peintres et sculpteurs dont Delacroix et Auguste Cain. Ce dernier pour trois sculptures placées dans le jardin des Tuileries que j’ai découvertes grâce à ce livre : elles méritent qu’on les contemple.
Il est aussi question de tigresses, et du fameux Tigre, Clemenceau. Tigresse : « femme très agressive, très jalouse », dit le Robert, indiquant la connotation péjorative du mot. C’est déjà tout dire. Le surnom de « Tigre » vient à Clemenceau de deux contrevérités que le lecteur découvrira. Contentons-nous de relever qu’il aimait les trophées de chasse et que sa maison de Vendée en était décorée. Il avait commencé sa carrière dans le camp opposé à la colonisation. Chasseur, l’homme politique n’a pas échappé à la gloriole. Il a cru à la mission civilisatrice qui commence pour bien des hommes avec l’exhibition de peaux et de crânes de tigres. Le Marec évoque un certain Walter Palmer, riche États-unien photographié par David Chancellor parmi ses trophées. Ou bien encore le prince Henri d’Orléans ou son cousin Philippe, de la même branche, qui sont allés aux Indes britanniques faire les fiers. Ils n’étaient pas les seuls et, aujourd’hui encore, le touriste fortuné peut partir dans le parc de Chitwan au Népal afin de voir le tigre du Bengale. Lequel sait se rendre furtif. Les naïfs en sont pour leurs frais : ils ne verront que des signes de sa présence.
Ce qui vaut pour le tigre du Bengale vaut pour d’autres animaux, en d’autres lieux. L’exemple états-unien est parlant. Le sort dévolu aux dizaines de millions de bisons annonce celui des Amérindiens à Wounded Knee, en décembre 1890. L’exploitation de l’Afrique, déguisée en mission civilisatrice, est semblable : qu’ils soient animaux ou humains, on veut s’occuper des sauvages. D’abord on découvre, ensuite on agit : « L’émerveillement précède le massacre », conclut Romain Bertrand, historien, à propos de Wallace, un naturaliste.
Ce qui nous ramène à Mévy, à son malheureux dresseur, aux cirques et aux zoos. Malheureux parce que ce « mansuétaire » ne maltraitait pas l’animal, au contraire de ce que font les « belluaires ». Avec toutes les réserves d’usage, on peut dire qu’il respectait son tigre, pratiquait en quelque sorte ce que Baptiste Morizot appelle son « modèle diplomatique pour un monde partagé ». Enfin, presque, puisque Morizot voit les animaux où ils vivent : « Vivre, c’est pour chaque animal traverser le visible en s’y cachant. Sur leur territoire, les animaux maitrisent cet art de l’esquive, de l’effacement visuel. La cage interdit cette circulation entre deux mondes. » Le propos est de Jean-Christophe Bailly et il vaut aussi pour les animaux du zoo. On apprenait en cours d’allemand le beau poème de Rilke intitulé « La panthère ». Tout y était dit de la détresse de la bête sauvage encagée. Le Marec cite René Char : « Ceux qui regardent souffrir le lion dans sa cage pourrissent dans la mémoire du lion ».
Alors il y a la science, telle qu’elle s’incarne dans le Muséum d’histoire naturelle, dont le Jardin des plantes est le pendant « divertissant ». L’auteur évoque un tigre ramené d’Extrême-Orient sous le Second Empire : il partageait sa cage avec un chien ; tous deux s’étaient liés d’amitié. On se rappelle le lion Woira et le chien braque, dont Stéphane Audeguy a conté l’histoire dans Histoire du lion Personne. Ces anecdotes ne changent rien au fond : « entre ces animaux en cage et nous, public humain, qui les observons, nous échangeons des regards à travers une brèche d’incompréhension ». Reste l’imagination ; celle du Douanier Rousseau ou de Delacroix nous empêche de désespérer tout à fait. Le premier n’a jamais voyagé. On paraphrasera Robert Walser se demandant pourquoi un écrivain voyagerait tant qu’il a de l’imagination. Le second a figuré des tigres en Algérie. Disons plutôt que, enfermé dans son atelier, « il tire des lions et des tigres de son chat ».
À sa façon, en flânant et en associant, en mêlant récit et réflexion, Yannick Le Marec retarde ce qu’il annonçait par la mort d’un pauvre tigre aux confins du 15e arrondissement : « Alors, s’il n’est plus possible et même plus tolérable d’approcher les animaux sauvages, tant notre présence leur est mortifère, si l’expérience du vivant nous est à terme interdite, il reste à faire la liste des archives à notre disposition et le récit de la lente détérioration du monde ». Ce très beau livre, aux accents poétiques, en est un exemple.