Selon Culture de droite, un essai du philosophe italien Furio Jesi (1941-1980) pour la première fois traduit en français, ce qui importe est moins de qualifier (ou plutôt disqualifier) un opposant comme fasciste que d’armer la capacité de chacun à repérer et à comprendre la circulation d’idées toxiques dans la culture. Une telle approche paraît d’autant plus salutaire qu’elle est exceptionnelle aujourd’hui, comme en témoignent certaines parutions récentes, parmi lesquelles La grande confusion de Philippe Corcuff.
Philippe Corcuff, La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées. Textuel, coll. « Petite encyclopédie critique », 672 p., 26 €
Furio Jesi, Culture de droite. Préface d’Andrea Cavalletti. Trad. de l’italien par A. Savona. La Tempête, 256 p., 16 €
Alors que débute une fois encore une campagne électorale, une fois encore l’évidence voudrait que la France soit irrémédiablement de droite, voire d’extrême droite. Ce qui semble peu contestable pour qui suit l’actualité du pays n’est, cela dit, pas aussi évident qu’il y paraît, le consensus sur le diagnostic – l’importance croissante de l’extrême droite dans la vie publique – masquant mal des divergences de plus en plus lourdes sur ses causes et ses effets. Ce mélange de consensus et d’irrémédiable incompréhension nourrit des confusions délétères dans un débat public ravagé. Ce qu’il révèle incidemment, ce sont aussi les difficultés à identifier collectivement ce qui relève de la droite, extrême ou non.
Cette première traduction en français d’un livre étonnant d’un auteur italien qui ne l’est pas moins peut, dans ce contexte, intéresser plus d’un lecteur désireux de sortir du marasme idéologique et partisan. Furio Jesi, historien, critique, archéologue et mythographe italien, a consacré son œuvre à l’étude des mythes, dans la lignée de Bachofen et de son maître Kerényi. En 1979, il publie Culture de droite, qui cherche à analyser cette famille politique sous l’angle du mythe. La date de publication se ressent à la lecture, la droite analysée étant furieusement (post-)fasciste ; et l’insistance sur l’alternative sacré-profane ou le rôle donné à l’antisémitisme soulignent une réflexion ancrée dans des années 1970 qui ont été depuis largement remises en cause. Tout cela n’empêche pas de voir dans la pensée de Jesi un angle original et efficace pour penser cette fameuse culture de droite, qui apparaît fondée sur des mythes rendant compte de sa force historique et politique tout en ouvrant la possibilité d’une critique renouvelée de ses fondements.
L’idée centrale de Jesi est de caractériser la « culture de droite » sous l’angle d’un « langage des idées sans mots », à savoir un langage qui n’est pas seulement une énième LTI ou novlangue, mais bien un moyen pour indifférencier et rigidifier la pensée, un langage « composé de lieux communs […] censé être un modèle de clarté ». Furio Jesi poursuit : « On dit de lui que tous le comprennent, et en effet […] il ne provoque aucune perplexité, tous y sont habitués. Il n’a aucun rapport avec la raison, ni avec l’histoire : il naît de cet objet de valeur que l’on appelle le passé, mais qui est historiquement indifférencié, au point de pouvoir circuler sans difficulté dans le présent ». Jesi cherche à penser ce qu’il qualifie lui-même de « bouillie homogène », qu’il associe ici à la droite et, dans d’autres textes, à la publicité, dont le ressort majeur est qu’elle est susceptible d’être adaptée aux circonstances et modelée à l’infini, tout en fonctionnant sur des valeurs indiscutables apparaissant dans ces mots avec une majuscule (« Tradition et Culture mais aussi Justice, Liberté, Révolution »).
Le livre cherche cependant à caractériser certains traits de la culture de droite par-delà sa nature de « langage sans mots » ; Jesi consacre ainsi de longues analyses à certains auteurs de droite, souvent extrême, comme le philosophe italien Julius Evola, ou même Mircea Eliade, pour faire apparaître chez eux ce qu’il nomme une religion des morts ou de la mort. Le fameux « Viva la muerte » franquiste sert de fil rouge à cette analyse, elle aussi en partie datée, mais qui demeure convaincante et qui a le mérite de faire émerger des figures oubliées du néofascisme européen dont l’influence demeure forte dans les imaginaires. Cette empreinte du passé fasciste sur le présent est d’ailleurs ce à quoi Furio Jesi entendait faire face, mettant explicitement l’anamnèse au cœur de sa démarche : « La majeure partie du patrimoine culturel, y compris de ceux qui aujourd’hui ne veulent absolument pas être de droite, est un résidu culturel de la droite. […] Être scandalisé par la présence de ces résidus est ridicule et irrationnel, mais il n’en reste pas moins nécessaire de chercher à savoir d’où ils proviennent ».
Une telle lucidité devant les résidus les plus honteux de ce qui nous constitue semble être un des enjeux de l’actualité française de 2021 et peut rejoindre des travaux aussi différents que ceux de Johann Chapoutot, Sébastien Fontenelle, Grégoire Chamayou ou Barbara Stiegler. Un exemple des troubles autour de ces références et de ces généalogies – et de nos propres difficultés à les lire – avait pu être entendu dans le discours d’Emmanuel Macron adressé au monde de la culture en mai 2020, où le président de la République appelait les artistes et professionnels du milieu à « enfourcher le tigre » : l’immense majorité des commentaires avaient souligné une étonnante référence maoïste, confondant par homophonie ce tigre monté avec les « tigres de papier » des maos d’autrefois. Peu audibles furent ceux qui identifièrent une référence plus évidente au titre d’un bestseller du néofascisme européen : Chevaucher le tigre, de Julius Evola (1961), dont le propos possède de nombreuses correspondances avec celui d’Emmanuel Macron ce jour-là.
L’analyse de Furio Jesi invite à se pencher sur l’imprégnation de telles pensées dans notre présent, et à rendre compte de pareils parallèles sans caricature : noter la présence d’une métaphore néofasciste dans le discours du chef de l’État ne revient pas à l’identifier à cette famille politique, mais invite plutôt à souligner à quel point nous sommes tous travaillés par ce langage des idées sans mots et qu’il importe d’y faire face avec lucidité. Vœu pieux dans le contexte antagoniste des débats politiques actuels…
À l’inverse des ouvertures proposées par Furio Jesi, la somme que propose Philippe Corcuff cherche à établir une cartographie de la circulation des idées d’extrême droite dans la France d’aujourd’hui. Elle implique une représentation des idées politiques aux impasses nombreuses et caractéristiques de tendances intellectuelles contemporaines. L’intérêt de La grande confusion est d’abord de fournir un exemple pour réfléchir à une telle tendance, tant ce livre est d’une lecture extrêmement pénible, jargonnant, truffé de références citées comme autorités plutôt qu’analysées, allant jusqu’à l’établissement de certaines listes de noms aussi longues (près d’une page parfois) que dérangeantes.
L’hypothèse de Philippe Corcuff, politiste se disant « anarchiste libertaire », est que l’extrême droitisation repose sur une « confusion », un « brouillard idéologique » favorisant la circulation des idées au bénéfice de l’extrême droite. Cette confusion va selon lui de la gauche radicale, parfois gagnée à l’antisémitisme ou à une forme de souverainisme, jusqu’au centre et à la droite modérée. Les 650 pages du livre sont marquées par l’hybris d’un esprit systématique et encyclopédique, cherchant à établir une cartographie extrêmement fine des idées et des individus qui les portent, englobant dans la dénonciation du confusionnisme ambiant journalistes, éditorialistes, politiques, Gilets jaunes et intellectuels. Revendiquant de nombreuses parentés (Merleau-Ponty, Foucault, Jean Leca, Bourdieu, entre autres), la démarche de Corcuff se veut celle d’un penseur « engagé dans l’époque », « doté de valeurs » et récusant « les manichéismes dans le scrupule de la nuance », en vue de fournir une « boussole » pour se repérer dans le brouillard – métaphore de l’orientation permettant d’éviter les injonctions trop absolues autant que les rigidités théoriques trop grossières.
La grande confusion se présente ainsi sous les atours d’un livre informé, ouvert, ambitieux et rigoureux, ce que la lecture ne cesse pourtant de démentir. En premier lieu, pour son hypothèse initiale, qui consiste à désigner le monde comme « confus » et qui provoque des vertiges dans ses implications : le propre de la pensée et de la recherche n’est-il pas en partie de clarifier ou de défier la confusion, c’est-à-dire de postuler que le monde est pensable, et donc moins confus qu’il n’y paraît de prime abord ? Comment le livre peut-il prétendre s’extraire d’une confusion qu’il présente comme systématique et largement totalisante ? Quel est l’intérêt de dire le monde confus et impénétrable, si ce n’est pour les happy few s’étant extirpés du brouillard idéologique contemporain ?
Cette difficulté initiale semble d’ailleurs anticipée par Corcuff, qui précise en introduction qu’il ne s’agit pas d’« instaurer une police de la pensée en stigmatisant des personnes qui ne se reconnaîtraient pas elles-mêmes dans des idées d’extrême droite. Car, dans les brouillages et le brouillard actuels, les tâtonnements, les bévues, les malentendus et les erreurs apparaissent inévitables ». L’appel à la nuance et à la neutralité axiologique ne s’affranchit pas d’un lexique d’évaluation morale : bévues, erreurs deviennent le propre de celles et ceux qui succombent, peut-être inconsciemment, à la confusion. Ce faisant, la portée critique de la dénonciation de l’extrême droite s’amoindrit, puisqu’on y succombe seulement par bévue, par tâtonnement, par inadvertance. C’est l’une des surprises réservées par cette analyse, qui relativise l’adhésion aux idées dénoncées : en postulant un monde confus, elle rend logique et légitime la propagation des idéologies qu’elle entend critiquer.
Au-delà de ces étonnements, La grande confusion caractérise surtout une représentation des idées et des individus face au fait politique qui est d’autant plus problématique qu’elle se présente sous des dehors scientifiques rutilants. La dénonciation d’un « identitarisme » traversant tout le spectre idéologique peut illustrer sa logique : Corcuff se pose en adversaire des tendances identitaires à l’œuvre selon lui dans de nombreux domaines, en mettant en exergue une pensée et des actions plus mouvantes. « L’identitaire » s’oppose selon lui à « l’international », abandonné il est vrai par de nombreuses têtes de pont de la gauche radicale ou modérée. Le problème est qu’en définitive Corcuff propose une cartographie qui n’est pas émancipée des identités qu’il dénonce. Il les dédouble même en superposant deux cartes l’une sur l’autre : d’un côté, celle des idées ; de l’autre, celle des individus. Ainsi passe-t-on tour à tour d’une analyse où les idées sont fixes, figées à l’extrême droite ou à gauche, permettant d’analyser la circulation des individus entre elles, à un commentaire où ce sont les individus qui se figent à gauche ou à droite pour décrire la mobilité des idées. Si bien qu’en forçant le trait, lorsque les propos sont clairs, on peut sans embarras reprocher à leur auteur ses rapprochements biographiques avec tel ou tel groupe. Réciproquement, lorsque les trajectoires personnelles sont plus ou moins irréprochables, on peut dénoncer des proximités avec telle ou telle idéologie dans les discours.
Un tel cadre permet a priori de déceler de la confusion partout, au moment où on affirme explicitement la clarté des principes et de leur incarnation. En conséquence, se dissout toute possibilité d’engagement et de compagnonnage échappant à une suspicion infamante – pourtant l’exigence face à l’extrême droite ne requiert pas une telle suspicion pour s’incarner sans confusion. La multiplication des néologismes fonctionnant par accumulation de deux concepts (« islamoconservatisme », « auto-illusionnisme », « confusionnisme trumpisé », etc.) est caractéristique de cette extension illimitée du domaine de la confusion. Une telle représentation n’est pas propre à Philippe Corcuff, elle peut se repérer dans nombre de discours actuels – « l’islamo-gauchisme », chez des auteurs bien différents, fonctionne de façon similaire. On peut dès lors souligner que le point aveugle de ces syntagmes creux réside dans leur trait d’union : la suspicion réside tout autant dans chacune des deux identités accolées que dans leur rapprochement, dans le mouvement qui les lie l’une à l’autre.
C’est peut-être dans ce trait d’union que le livre de Philippe Corcuff est le plus révélateur. Au fond, la fascination critique pour l’identité, la dénonciation des identitaires de tout bord, quoiqu’elle se présente toujours comme une inquiétude face au triomphe de l’idios (ce qui appartient à soi-même), fonctionne toujours comme une lutte contre le cum, l’avec : les identitaires sont toujours dits confusionnistes, complotistes, communautaristes, conservateurs réels ou qui s’ignorent. Cet avec que l’on dénonce passe sans ambages du domaine des idées à celui des personnes, sclérosant en réalité la possibilité des ouvertures et, justement, des rencontres au hasard des travaux, des jours et des luttes. L’exigence de vigilance contre l’extrême droite semble bien terne dans cette perspective où il ne s’agit plus que d’avancer sur un chemin univoque, muni de notre boussole, sans s’inquiéter de ce qui en nous existe d’une culture de droite qu’on ne peut situer clairement sur une quelconque cartographie. En extériorisant absolument la confusion pour la dénoncer, on nie qu’il existe dans les idées et les imaginaires du confus, qu’il s’agit moins de localiser définitivement que de porter à l’attention, en vue d’une possible élucidation.
Se rejouent ainsi nombre d’apories politiques et intellectuelles dans lesquelles nous nous trouvons souvent cloisonnés : incanter des universalismes, des humanismes, des internationalismes à l’exact opposé d’un identitarisme qu’on voit partout, n’est-ce pas s’exonérer d’un travail à faire sur cette culture de droite qui vit en nous et chez les autres ? N’est-ce pas postuler une fixité des êtres et des idées qui fait croire qu’une solution viendra, par la pédagogie face aux bévues ou par la fermeté face aux erreurs ? N’est-ce pas surtout s’immuniser à peu de frais contre toute suspicion d’être soi-même d’extrême droite, en s’extrayant tout à trac du confus plutôt que de questionner ce qui, en nous et en autrui, survit d’une culture de droite qui impose de penser avec, y compris dans une pensée de combat ? Le postulat que d’un monde brouillé et confus peuvent ressortir des idées claires paraît dans ce contexte un désarmement théorique coupable, face à une extrême droite dont le triomphe impose des pensées sans doute moins orgueilleusement sûres de leurs capacités à identifier, comme une vérité définitive, qui est qui et qui pense quoi. Si la culture de droite avance par des majuscules, s’y opposer imposerait de se réconcilier avec les traits d’union, aujourd’hui lieux de disqualifications infamantes autant que malhonnêtes.