Christopher Bollas est l’un des auteurs les plus prolifiques et les plus originaux du paysage psychanalytique anglo-saxon actuel. Et il est de plus en plus lu en France à mesure que ses livres paraissent en traduction, comme c’est le cas aujourd’hui avec Avant la chute…, qui propose une « psychanalyse de l’effondrement psychique ». Non seulement pour l’intérêt de sa pensée, mais aussi pour la bouffée d’air frais qu’apporte son indépendance vis-à-vis des différents courants dominants de la psychanalyse.
Christopher Bollas, Avant la chute… Psychanalyse de l’effondrement psychique. Avec la collaboration de Sacha Bollas. Trad. de l’anglais par Francesca Caiazzo et Jean-Baptiste Desveaux. Ithaque, 136 p., 20 €
Né aux États-Unis, Christopher Bollas, après une formation universitaire et clinique dans son pays d’origine, est venu se former à la psychanalyse à Londres et il y est resté, tout en faisant des allers-retours constants entre les deux rives de l’Atlantique. Ce déplacement est devenu la marque distinctive d’une pensée non dogmatique qui affirme sa liberté sans jamais renier son attachement aux fondamentaux de la psychanalyse que sont la métapsychologie et l’association libre, ce qu’il exprime dans un livre d’entretiens central pour comprendre sa démarche, Le moment freudien (traduit par Ana de Staal, Ithaque, 2012). Au centre de sa réflexion se trouve la notion d’un « transfert sur le cadre », l’espace analytique étant vécu comme un « espace transitionnel » au sens de Winnicott, permettant la régression et l’association libre côté patient et une écoute véritablement « polyphonique », au sens musical du terme, côté analyste.
La transformation psychique et les conditions nécessaires à son avènement sont donc au centre de l’ouvrage Catch Them Before They Fall, paru en 2013, dont le titre français, Avant la chute…, laisse bien malheureusement de côté toute la force du verbe « catch » : un impératif d’action, une intervention en urgence. Car il s’agit bien d’un moment à saisir, sur le vif, dans la dynamique d’une cure : « attrapez-les avant qu’ils ne tombent » est une injonction faite aux psychanalystes.
Mais attraper qui ? Pourquoi ? Quand ? « Le lion ne bondit qu’une fois », dit Freud au sujet de l’acte d’interpréter. Le lion, c’est ici Bollas aux aguets, se saisissant des signaux cliniques indiquant qu’un(e) patient(e) est en train de « craquer », de s’effondrer psychiquement : un ralentissement du débit, un regard terne, une démarche hésitante… ce repérage des signes cliniques est essentiel et l’on voit bien ici à quel point l’écoute de l’analyste est un acte à part entière. Bollas le dit clairement, les situations cliniques abordées dans ce livre sont exceptionnelles et tous les analystes n’en rencontrent pas. Mais si l’engagement de l’analyste est vu ici sous l’angle de l’acte de sauvetage, dans sa version extrême, les implications sont comme souvent bien plus profondes et générales. Car l’exceptionnel a pour vertu d’interroger l’ordinaire et de le mettre au défi de se penser, d’en extraire la singularité. Ainsi Bollas, à travers ces situations extraordinaires, interroge-t-il à la fois la conviction de l’analyste et la visée même de la psychanalyse.
Ce livre s’inscrit plus précisément dans un courant de pensée anglo-saxon qui s’intéresse à la notion clinique de « breakdown ». Pour Winnicott, dans un article célèbre intitulé « La crainte de l’effondrement » (1963), cette crainte s’exprime chez des patients qui se sont déjà effondrés, mais sans le savoir, sans que cet effondrement ait pu être « psychisé ». Bollas explorera cette idée tout au long de ses travaux en théorisant la notion du « su non pensé » (unthought known).
Partant de l’idée que la cure analytique (à l’anglaise, c’est-à-dire à raison de quatre ou cinq séances par semaine) permet à ces patients (non psychotiques) d’approcher cet effondrement non pensé, non « vécu », Bollas avance que ce cadre n’est pas suffisamment contenant pour que l’après-coup analytique de cet effondrement puisse véritablement se jouer puis s’élaborer, avec le risque d’une répétition traumatique de ce déni. Comment, alors, faire en sorte que le patient puisse supporter la douleur d’une telle opération à cœur ouvert ? Quelles sont les conditions nécessaires ?
Ce que propose Bollas aux analystes, c’est de s’en donner les moyens, c’est-à-dire le temps, en mettant en place un « dispositif d’urgence » qui peut être activé immédiatement, quand la situation l’exige. Et c’est là aussi que Bollas provoque. En effet, l’idée reçue qui prévaut, c’est que psychanalyse et urgence sont deux termes antinomiques. La psychanalyse, ça dure des années, c’est pour les patients qui vont bien ; et quand ils vont mal, le psychanalyste serait contraint de passer le relais aux psychiatres, aux antidépresseurs, à l’hospitalisation, aux thérapies brèves ou comportementales. Bollas démonte cette doxa, dénonce la médicalisation à outrance de la souffrance psychique qui transforme les patients en zombies, en éternels patients, et montre que certaines adaptations du cadre, pensées et préparées, sont possibles sans céder sur le principe de base de la psychanalyse qui est l’analyse des conflits inconscients.
Les adaptations du cadre ne sont pas chose nouvelle en psychanalyse, et Ferenczi a été le premier à les théoriser pour certains patients avec lesquels il rencontrait des difficultés dans le cadre classique – par exemple dans « Élasticité de la technique analytique » (1928) ou « Principe de relaxation et néocatharsis » (1930) –, travaux poursuivis notamment par Michael Balint, Donald Winnicott, ou Masud Khan (qui ont abouti chez ce dernier à de graves dérives). Mais Bollas souligne que sa pratique diffère et que, sur le fond, elle s’oppose à celle de Winnicott. D’une part, il s’agit d’un dispositif d’urgence, certes préparé « au cas où » mais non planifié à l’avance, non provoqué, et de l’autre, il s’appuie sur la réalité externe du patient qui ne disparaît jamais mais est mise au service du patient (et non l’inverse).
Ce dispositif, bien entendu fondé sur l’alliance transférentielle entre patient et analyste, s’appuie donc aussi sur de nombreux tiers. Il inclut un médecin généraliste formé à la psychiatrie, éventuellement les services sociaux, un service de taxi, voire les voisins. L’intervention est unique, limitée dans le temps et modulable : pour les uns, trois jours de « soins intensifs » (9h-18h avec pause déjeuner) ; pour d’autres, deux séances de 90 minutes par jour pendant un certain temps. Dans la mesure du possible, les liens du patient avec son quotidien habituel (son travail, ses proches, etc.) sont maintenus. La question de la temporalité, qu’il s’agisse de saisir l’instant ou de prendre le temps qu’il faut, est au premier plan.
Le plus frappant, c’est peut-être l’engagement personnel, spectaculaire et total, de Bollas dans cette intervention : par exemple, quand « Anna » arrive en séance complètement décomposée, il enclenche son plan d’urgence et annule tous ses rendez-vous de l’après-midi et du week-end. Dans un autre cas, nous le voyons prendre l’avion au pied levé pour Seattle où l’un de ses patients est en train de décompenser ; pour une autre personne, il va annuler une tournée de conférences aux États-Unis. Il semble néanmoins important de ne pas prendre ce livre pour un manuel pratique ou une recette à imiter ; ce serait en contradiction avec le but poursuivi en écrivant ce livre, qui est d’inciter ses collègues à ne pas avoir peur d’explorer cet effondrement. Bollas explique qu’il a longtemps maintenu cette pratique secrète, afin d’éviter que les patients ne viennent le voir « pour ça » et par crainte de l’incompréhension de ses collègues.
Il est vrai qu’on ressort de cette lecture un peu sonné : quoi qu’il en dise, Bollas est ici une sorte de chef d’orchestre, une institution à lui tout seul, avec l’idéalisation qui s’ensuit. Ce qu’il fait là est le fruit d’une expérience malgré tout indissociable de sa personnalité, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas théorisable ou utilisable par d’autres. Pour le lecteur ou la lectrice analyste, une fois dépassé le premier moment de saisissement et de résistance critique vis-à-vis d’une pratique qui va à l’encontre de ce qu’il ou elle croit savoir, et qui comporte un risque de sérieuses dérives si elle n’est pas maîtrisée (voire supervisée pour les plus jeunes), Bollas nous apprend quelque chose sur la liberté de l’analyste, son inventivité, sa capacité à imaginer des possibles et à prendre des risques (mesurés). À ceux qui critiquent la dimension de séduction transférentielle, il répond : oui, je sais, mais le patient n’en est pas là, il faut le sauver de la noyade, je fais mon métier et je plonge.
Ce qui soutient Bollas dans ce travail, c’est de toute évidence une conviction profonde quant à l’efficacité et aux bénéfices du traitement analytique. Et ce qu’il dénonce en filigrane, c’est une psychanalyse routinière, axée sur son auto-préservation, s’abritant derrière un « prêt à penser » en oubliant les besoins profonds du patient, voire en sous-estimant les capacités de la psychanalyse à évoluer sans perdre son identité, sa spécificité, sa référence à l’inconscient sexuel freudien.
Mais quid des après-coups de cet « effondrement sous contrôle » ? L’auteur explique que cette parenthèse est toujours suivie d’un retour au cadre d’origine et il précise que cette parenthèse intensive et cathartique contribue à éviter les analyses interminables : généralement, dit-il, les traitements durent encore un an ou un an et demi après l’intervention d’urgence, pas plus. On aimerait beaucoup en savoir plus.
Pour finir, on peut regretter que la traduction française ne mette pas du tout en valeur la qualité de l’écriture, si fluide, si vivante et agréable à lire, de Christopher Bollas, qui est écrivain en plus d’être psychanalyste. C’est malheureusement souvent le cas des traductions dans le domaine psychanalytique, et il est bien dommage que les éditeurs ne fassent pas appel à des traducteurs littéraires, travaillant en co-traduction avec un psychanalyste ; car traduire, c’est aussi un travail d’écriture.