Sur la route immaculée

Bref, dru et percutant, le roman de Dave Eggers, La parade, emmène son lecteur dans une contrée lointaine et anonyme, exsangue au lendemain d’une décennie de guerre civile. La restauration des échanges et de la paix passe par l’achèvement d’une route, confié à deux hommes en mission. L’arrière-plan politique, l’emprise de la communication d’État, font de ce pamphlet un texte d’une totale actualité.


Dave Eggers, La parade. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Juliette Bourdin. Gallimard, 192 p., 16,50 €


La sortie d’un roman de Dave Eggers est toujours un événement : fort de sa librairie indépendante, McSweeney, à San Francisco, de ses prix littéraires, de ses biographies et programmes pour la jeunesse, le romancier et scénariste fait entendre sa voix critique, en prise avec une réalité planétaire. Quoi de plus familier que ces pays d’un quart-monde dévasté, gangrenés par la corruption, opprimés par un nouveau gouvernement sans foi ni loi et grouillants d’effervescences au milieu du chaos et de la misère ? Nous y sommes.

Eggers s’empare d’un geste régalien qui doit proclamer et enclencher la pacification de terrain, la matérialité d’une continuité de destin et le rapprochement des frères ennemis, en l’attestant par une parade, récurrence classique de la propagande des régimes guerriers, mais également très intégrée au folklore établi de tous les calendriers festifs américains. Cette bruyante parade à venir va se construire à bas bruit, au jour le jour, presque clandestinement.

D’emblée, Eggers matérialise le parcours et en réduit la taille, plantant un décor minimaliste : le tronçon quotidien d’une route à deux voies, noire, opaque, soit à terme deux cents kilomètres à asphalter et à peindre de bandes jaunes. S’y ajoutent une durée prescrite, deux engins, des tentes comme accessoires de scène, et deux hommes étrangers l’un à l’autre, sans passeport, sortis de leur contexte, qui prennent les pseudonymes de Quatre, le chef, et Neuf, l’ouvrier, pour ne laisser découvrir ni leur nationalité ni leur identité. L’un lève les obstacles, l’autre fabrique la route. Variante du couple maître et valet, ils sont le sel de l’intrigue, deux tempéraments antagonistes, tant à la rigueur robotique du patron s’oppose le laxisme bon vivant du subalterne, à l’expérience de l’un l’incompétence novice de l’autre, cet autre qui sera l’agent du chaos.

Le mystère des hommes est relayé par le mystère des lieux, savamment entretenu, car Dave Eggers installe les contours d’une fable de portée universelle. La forêt et les villages alentour s’estompent, imprécis et anonymes dans la chaleur tropicale ; restent le cadre strict de la route et quelques échappées, l’ordre et le désordre. Malgré l’interdit de la compagnie commanditaire, la nuit, Neuf se mêle furtivement aux populations locales, partageant repas, fêtes et filles de joie, cette vie fiévreuse des villages et des tribus qui donne substance et relief au quotidien de ce roman de chantier.

La parade, de Dave Eggers : sur la route immaculée

Arizona (2017) © Jean-Luc Bertini

Un roman de chantier, l’affaire n’est pas courante. Et, de plus, limité à une seule action et à deux personnages. Un chantier de la peur, exécuté par des hommes de l’ombre et de nulle part, rivés à la tâche, à la marge des violences locales, qui se déroule avec ses péripéties à la merci du risque, toujours décrites avec sobriété, factuellement et sans commentaires. Dans cet univers de la pénombre et du non-dit, Eggers sait ménager des surprises et des moments d’émotion, dont une très belle scène où Quatre fait face à un enfant immobile, près d’une forêt minée. Chemin faisant, la tension monte et la route ne va pas échapper à son archétype littéraire de creuset d’aventures, en accueillant des scènes de rapines, de rébellions, de palabres.

La route devient aussi l’occasion de montrer les déchets de la guerre, d’apercevoir les rebelles, de faire valoir la diversité des autochtones, généreux ou pendards, opportunistes ou pleins de charme, et même de susciter la tentation d’amitiés impossibles, voire de retrouvailles au pied d’un tuk-tuk jaune. Tandis qu’à l’unité de lieu et à la jauge assignée se substitue l’avancée quotidienne, les aléas s’accumulent, l’univers beckettien s’anime : toute l’habileté d’Eggers est là, qui joue d’un environnement inconnu et mouvant sur une base fixe et mécanique posant des contraintes fortes.  Chaque jour, c’est toujours la puissante machine qui domine l’homme, le moteur de l’énorme engin qui dicte le tempo, le rendement, l’obsession du compte à rebours qui nécessite une vigilance de tous les instants au service de la mission avec pour seule certitude : « une fois asphaltée, la route serait sublime ».

Mais aux étapes suivantes de mi-parcours, lorsque frappe la maladie, apparaissent l’extrême fragilité des hommes isolés, leur lien constant avec une mort inopinée. L’angoisse qui monte, les dangers impossibles à maîtriser, donnent un tour dramatique à cette mission supposée rectiligne. Eggers traite ces écarts avec économie dans une succession d’instantanés dynamiques, si bien que le roman, à la manière des toiles villageoises anciennes, séduit par ses détails rapides, ses petits personnages d’un instant – une infirmière, un homme-médecine, un général –, soudain surgis de leur brousse. Ils apportent des moments de générosité, de naïveté, une fraternité de l’instant, bref une humanité réactive en contrepoint du cadre strict de la mission. Malgré son format, le roman surprend par la richesse des émotions, brèves, renouvelées, autant que par la densité humaine, dans ce double jeu du décor de la parade et de l’arrière du décor, le chantier, où les coulisses forment la trame, besogneuse, conflictuelle, incertaine, pour préparer le jour de gloire.

Toujours à l’arrière-plan, la parade est à venir : objet, sujet, prétexte, évènement national, manifeste, elle sera spectaculaire, le geste d’une inauguration grandiose sur ordre du président, connu pour son art de la mise en scène, qui entend restaurer la paix en reliant le Sud rural à la capitale et au Nord urbain et conforter sa stature d’homme d’État. Une belle route, couverte d’un impeccable manteau noir, viable, doit lui ouvrir la voie. Mission accomplie, les deux mercenaires regardent la route en contrebas : « elle était immaculée, si noire et si opaque qu’on aurait dit un abîme ».

Politique-fiction ? À peine. Dave Eggers fait entrer la condition humaine dans un carré d’asphalte et vivre en décalé les drames de notre temps. Sur la route flambant neuve, le jour dit, à la date cruciale, la parade a bien lieu. « Lorsque le cortège tomba sur les pèlerins en marche vers la capitale, les soldats ouvrirent le feu, et les gens furent abattus comme des herbes hautes tombent sous la lame d’une faux […] les gens continuaient de tomber, le tuk-tuk jaune cessa sa progression, fut broyé silencieusement sous les chenilles des chars, et le convoi poursuivit son chemin sans être entravé sur la route immaculée. »

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