Fifi la Fronde

À tous ceux et toutes celles qui sont prêts à descendre de leur Aventin pour plonger dans le féminisme actuel le plus inventif et le plus insolent, nous conseillons la lecture de Fémini-Spunk, un manifeste centré autour du personnage de Fifi Brindacier. Christine Aventin, son auteure, est belge, ce n’est pas un hasard. On la dirait débarquée d’un carnaval wallon avec une bombe en plastique dans une main et un bagage de savoir dans l’autre. S’appuyant sur le texte original des aventures de Fifi Brindacier, elle livre un vibrionnant pamphlet fémini-spunk.


Christine Aventin, Fémini-Spunk. Le monde est notre terrain de jeu. Zones, 130 p., 15 €


Fémini-quoi ? Spunk, vous avez bien entendu. Le mot a été inventé par Pippi Långstrump qui l’a jeté à la face de ses deux meilleurs amis du haut de ses neuf ans, fière comme Artaban. C’était en 1945, en Suède, sous la plume de la grande romancière Astrid Lindgren qui a imaginé un des plus merveilleux personnages de fille du XXe siècle. Pippi–Fifi, la gamine aux couettes rousses, qui vit dans un monde sans adultes, sans école, qui marche à reculons dans des souliers longs comme des bateaux et se vante d’être assez forte pour soulever un cheval. Ça ne vous rappelle rien ?

Elle était si impertinente, si hors norme, que même l’éditeur suédois original a demandé à l’auteure d’amender son manuscrit. C’est ce que révèle notre pamphlet, qui explique aussi à quel point nous autres, les Français, sommes frileux. Non seulement la première traduction française avait condensé trois volumes en deux, mais la seconde traduction, datée de 2007, a continué à édulcorer le texte, traduisant le fameux spunk par warrou. Quelle erreur. On n’y entend ni la bizarrerie musicale du suédois original, ni le sens anglais de spunk qui signifie courageux/vif comme le mercure, ni le mot punk.

Fémini-Spunk. Le monde est notre terrain de jeu, de Christine Aventin

Inger Nilsson jouant Fifi Brindacier à Amsterdam (1972) © CC0 / Hans Peters / ANEFO

Sur toutes les traîtrises et les affadissements langagiers et politiques dont une traduction peut être coupable, l’essai de Christine Aventin est parfait. Songez qu’on a récemment découvert que le manuscrit original d’Astrid Lindgren contenait aussi une verte critique de la soi-disant neutralité suédoise pendant la Seconde Guerre mondiale, et que les deux traductions françaises ont transformé le grand Adolf, « l’homme le plus fort du monde », en « grand Hector » puis en « Arthur le Costaud ». Ô rage !

De là à faire de « la fille la plus forte du monde » la grande sœur des punks et des anarcapunks, des pussy riots et des femens, des queers, des trans… de tous ces elfes au sexe changeant et au genre mobile qui taguent les murs et s’emparent des micros, il n’y avait qu’un pas que Christine Aventin franchit avec une allégresse et une intelligence folles.

Elle a une formation universitaire solide comme un roc, cela s’entend, mais elle la tient à distance parce que c’est la moindre des politesses dues à Fifi la buissonnière. Point de noms intimidants ni grandiloquents. Un style qui jongle avec les registres. Le passage permanent du « je » ou du « tu » à des contradicteurs imaginaires, ou peut-être réels… après tout : cela se traduit par des bouts de dialogues avec des êtres aux prénoms cocasses (Bambi, Alex, Snoeg, Milady…) composés dans une typo différente. Quelques notes de bas de page sous forme de quizz : « Cette citation est-elle extraite d’une interview de ☐ Donna Haraway ? ☐ Astrid Lindgren ☐ les Bikini Kill ? »

Fémini-Spunk est sans genre : un peu essai, un peu témoignage, un peu comédie, un peu sotie, un peu fumisterie ultra sérieuse et militante… le tout résonnant sous la clochette nommée sincérité qui lui évite de briller en vain.

Christine Aventin n’est dupe de rien. Elle ne manque jamais d’avancer une (semi-) certitude sans y ajouter un doute ou un effet pervers. Elle est extrêmement consciente du pouvoir de récupération du système marchand dans lequel nous vivons. Jamais elle ne loue la puissance subversive des mots (un cliché) sans rappeler et/ou se désoler de leur absorption presque immédiate par la langue usuelle et officielle.

Bien sûr qu’elle n’est pas la première à avoir perçu la force irrévérencieuse et renversante de Fifi. L’université et le marketing sont passés par là. En Suède, il existe des kits de développement personnel baptisés « Pippi-Power » qui valorisent « un empowerment non collectif, non solidaire, non empathique – encorporé dans une figure idéale de femme blanche… », et l’image de Fifi a été maintes fois exploitée par le gouvernement suédois pour défendre telle ou telle bonne cause. L’équivalent aux États-Unis, rappelle Christine Aventin, c’est Beyoncé qui lance une collection de vêtements confectionnés par des Sri-lankaises sous-payées.

Fémini-Spunk. Le monde est notre terrain de jeu, de Christine Aventin

Aucun des pièges de la broyeuse du capitalisme n’échappe à notre anarcautrice, mais elle a le bon goût (elle qui, à juste titre, défend le mauvais goût) de distinguer le corps d’une femen qui résiste « à la torture biélorusse, par exemple » de celui de sa consœur de pays libre qui succombe si facilement « au capital bonheur, pour le dire vite ». Elle a aussi le courage de consacrer un chapitre à la si délicate question raciale puisque Fifi est fille d’un pirate « jadis roi des mers et maintenant roi des nègres ». « Refuser cet héritage, se dire qu’on le refuse, est une option aussi puérile que tentante, écrit-elle. Seule importe la question de savoir quelle sorte d’héritières nous sommes. » Autrement dit, soyez responsables, soyons lucides, agissons ici et maintenant et pour le futur, mais elle le dit avec des mots de girls et de grrrls beaucoup plus supercalifragilistiques que les miens.

Genre-race-classe : Christine Aventin manie le fer avec la grâce d’une garçonne irrésistible, intersectionne avec habileté, se perd çà et là et nous avec, mais se rattrape toujours parce qu’elle a un humour féroce. Son livre vaut tous les manuels qui dés-assignent pour mieux assigner. Il n’a ni le puritanisme normatif de bien des essais américains, ni le cléricalisme de nombre de leurs cousins français. Il a des défauts, évidemment, mais pardonnés car il saisit cette vibration qui ne se trouve à l’état pur que chez les fifi-filles (et quelques garçons, on le leur concède, non ?) : l’élan vital, la liberté, la fantaisie. Là où tant de voix trahissent de la colère et du ressentiment, il dégage une joie et un goût de vivre qui n’a pas d’âge. Voyez la photo de la page 132 : on y voit Astrid Lindgren grimpant dans un arbre en 1974, à près de soixante-dix ans. Les filles qui ont adoré faire le cochon pendu quand elles en avaient dix comprendront.

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