Avec Les trois collines, Frédéric Valabrègue, enseignant aux Beaux-Arts de Marseille, tient la chronique des quatre dernières années dans la ville, marquées par les effondrements de la rue d’Aubagne, qui ont tué huit personnes le 5 novembre 2018. Le récit se déploie à partir de ce traumatisme collectif, pour s’arrêter juste avant la séquence électorale de l’année 2020, dont il ne livre pas l’issue. Cet ouvrage se tient ainsi à distance de la geste médiatico-politique pour essayer de maintenir une perspective au ras de la ville, celle d’un habitant lambda, au pied des collines marseillaises.
Frédéric Valabrègue, Les trois collines. P.O.L, 224 p., 18 €
« La clameur résonnait dans les effondrements. Elle était une onde de choc. Elle voyait juste : une municipalité poursuivait une politique de reconquête de la ville contre ses propres habitants, non pas pour y réinstaller de la république, mais des possibilités d’affaires, et ils en essuyaient la violence et la douleur. » C’est par ces mots que s’ouvre le récit de Frédéric Valabrègue, par l’évocation des marches de deuil et de colère qui ont suivi l’effondrement des immeubles.
Comme le rappelle l’auteur, la situation du logement à Marseille était pourtant connue. Dans un rapport de 2015, Christian Nicol, ingénieur, avait alerté les autorités municipales. L’absence d’action en amont de la tragédie n’a certainement eu pour équivalent que l’indignité de la réponse après coup, les édiles se contentant de désigner les conditions climatiques et la pluie comme seuls responsables de la catastrophe, provoquant l’ire et la frayeur des habitants. « La ville allait-elle fondre comme un château de sable ? Les bases étaient pourries et ce fut le premier cri d’une riveraine le jour du 5 novembre : Ils ont laissé pourrir ! »
Au-delà de l’écœurement légitime, le récit évoque aussi l’organisation des habitants du quartier de Noailles, forcés de faire le travail des autorités, face à la multiplication des arrêtés de péril et l’urgence des délogements, alors que le recours ne vient de nulle part, ni de la mairie, ni de l’État : « Beaucoup avaient la candeur de croire qu’une instance nationale serait plus efficace que la municipale. Pourtant Christian Nicol avait “tweeté” : “L’insalubrité est une compétence de l’État alors que le péril est une compétence de la ville”. Heureusement que nous lisons Kafka, soupirait Mme Boudjellouli… »
Si c’est la tragédie de ces huit morts, enfouis sous les décombres d’un immeuble effondré en plein cœur de la ville, qui hante le récit, Les trois collines remonte pourtant le fil des deux années qui l’ont précédée. Frédéric Valabrègue tisse ensemble des éléments tenus séparés dans les discours officiels mais qui forment un faisceau de signes avant-coureurs de la catastrophe et les marques d’une politique de la ville mortifère menée par la municipalité Gaudin pendant vingt-cinq ans. Il commence ainsi par l’évocation des mobilisations autour du chantier de la Corderie, à l’orée des quartiers bourgeois : en juillet 2016, la ville vend un terrain au promoteur Vinci pour qu’il y érige un énième immeuble. À l’occasion du chantier, une carrière antique est découverte et les habitants se mobilisent contre le projet immobilier, demandant l’accès pour tous à ces vestiges. En vain. Ni la détermination ni l’endurance des habitants d’un quartier pourtant peu « remuant » par comparaison à d’autres ne pourront mettre fin au projet : l’immeuble verra le jour, concédant à peine un droit de regard sur la carrière.
À quelques encablures de là, toujours en 2016, un autre bras de fer entre habitants et mairie s’engage autour du futur chantier de la Plaine. Entre 2016 et 2019, la place Jean-Jaurès, qui accueillait jusque-là le plus important marché populaire de Marseille, a été ainsi au cœur d’une âpre bataille entre les habitants du quartier et les services d’urbanisme de la mairie. Le conflit a culminé à l’automne 2018, à l’ouverture du chantier, lors de l’abattage des arbres de la place et il a été gelé par l’érection d’un mur en béton de 2,50 m de haut pour « protéger » les travaux de « requalification » et de « montée en gamme » de ce quartier, dans le viseur des appétits immobiliers.
Entre l’abattage des arbres en octobre 2018 et le surgissement du mur en décembre, les immeubles de la rue d’Aubagne s’étaient effondrés et des banderoles avaient fait le lien entre ces événements épars à l’échelle de la ville : « 20 millions pour détruire la Plaine, pas une thune pour sauver Noailles ». De la même façon, le récit de Frédéric Valabrègue cherche à montrer la cohérence entre ces épisodes et les résistances suscitées, souvent tenues à part et qui échouent en tant que telles à constituer un front commun contre une politique de la ville, elle très cohérente : « Les lieux et les circonstances étaient trop différents d’un point à l’autre de la ville. Il n’y avait rien dans toutes ces protestations pouvant être canalisé par un ensemble. »
La ville créative et positive permet la « montée en gamme », quand les luttes promettent la mélasse et la mort des artères à « revaloriser », comme dans le cas d’une rue de la République en carton-pâte. Le récit donne à voir le malaise de ces habitants, pris entre le marteau et l’enclume des discours convenus sur l’incurie marseillaise et leur prétendu refus de voir leur ville « évoluer ». Entre le marteau et l’enclume, ou plutôt « between a rock and a hard place » comme disent les anglophones, expression minérale en parfaite adéquation avec la réalité d’une ville aux prises avec une folle bétonisation, où le moindre espace vert s’engloutit, où le moindre interstice est disputé.
Les trois collines réussit à capter un moment de bascule, qui correspond à la fin d’une ère Gaudin entièrement mise au service de la promotion immobilière et d’un marketing territorial à destination du tourisme de masse et de ses immenses bateaux de croisière qui viennent recracher leurs particules fines sur les habitants de la rive nord du Vieux Port, une certaine moitié de la ville. De l’autre côté, les trois collines qui donnent leur titre au livre, ce sont Endoume, Bompard et le Roucas Blanc : « Auprès de qui on accrédite l’idée que Marseille est une ville pauvre remplie de taudis et d’habitats indignes, il est vivement conseillé d’entreprendre une promenade sur ces trois collines posées au centre de la ville comme une forteresse et une oasis. » Car la réalité de Marseille, ce sont aussi ces quartiers bourgeois et leurs gated communities, où les résidences fastueuses sont protégées des regards et des indésirables.
À propos des visiteurs de passage, comme des Marseillais fortunés, Valabrègue évoque le « blasement » de l’homme en ville cher à Georg Simmel, indifférence protectrice qui permet de ne voir que de façon sélective : les « nouveaux » quartiers qui émergent de terre, le lifting des anciens quartiers au cœur des circuits touristiques – le Panier, le Vieux Port, l’Opéra et le bas de la Canebière – réorganisant « le Conforme et le Même » de métropole européenne en métropole européenne. Gentrification, promotion immobilière, financiarisation… autant de phénomènes à la manœuvre de façon spectaculaire depuis une dizaine d’années, « grâce » aux efforts au long cours de la mairie de Marseille, dont le revers de la médaille est le rejet des classes populaires à l’extérieur des zones à revaloriser, leur remplacement par une population « qui paie des impôts » – pour paraphraser Jean-Claude Gaudin – et le pourrissement concerté de certains quartiers au détriment d’autres, au mépris des conséquences que cela peut avoir sur la santé et la vie de ces habitants bien réels.
Dans cette entreprise de remplacement d’une population par une autre, Frédéric Valabrègue rappelle que les grands événements culturels, puis sportifs, sont une arme au service de la revalorisation immobilière : Marseille capitale de la culture européenne, Manifesta 13… Son récit donne aussi à percevoir la réception ambiguë des habitants, pouvant se réjouir à l’occasion de ces grands événements et de ces animations tout en sentant confusément qu’ils ne leur sont pas destinés. Par exemple, l’organisation d’une « grande transhumance » en 2013, présentée comme un moment « populaire et fédérateur », alors même qu’historiquement aucun mouvement pareil n’est jamais passé par Marseille. L’épisode est emblématique de ces discours officiels se prévalant de la « tradition » et de l’« authenticité », proposant une mythologie marseillaise permettant de vendre la ville à la découpe.
Le récit décortique ces images projetées de la ville, aussi authentiques qu’une opérette de Vincent Scotto (marinières, savons et sardines) dans lesquelles peuvent parfois se complaire les habitants, sans jamais y céder tout à fait, car ils savent qu’elles les enferment. « Quand la ville nous tend un immense trompe-l’œil architectural occasionné par le travelling d’une rocade balayant des buildings scintillants de mille feux à la manière d’un petit Manhattan tout neuf et qu’elle nous projette dans un film vu des milliers de fois, ce n’est certainement pas pour que chacun puisse identifier cette escroquerie bénigne nommée fardage chez les maraîchers. »
Au-delà de la charge polémique, Les trois collines avant tout cherche à recoudre une ville malmenée et morcelée, et brandit contre le « blasement » de l’homme urbain le promeneur qui arpente la ville avec ses pieds. C’est sur l’évocation des promeneurs de Marseille que se clôt le livre : Christine Breton, Nicolas Mémain, le bureau des Guides, Hendrik Sturm, Marc Quer… ces artistes marcheurs qui perpétuent une pratique initiée par le groupe international Stalker, pour entrer dans la matière de la ville, sa chair, ses odeurs, ses bruits et ses sensations. Se promener, arpenter les collines sèches qui forment la géographie marseillaise.