C’est toujours un grand bonheur de lire Federigo Tozzi, né en 1883 et emporté par la grippe espagnole en 1920, à l’âge de trente-sept ans. Cet écrivain de Sienne reste trop méconnu en France où, pourtant, plusieurs livres, superbement traduits par Philippe Di Meo, nous ouvrent les portes de l’univers de ce rêveur mélancolique dont la délicatesse, mêlée à une intranquillité sans cesse présente, lui a valu les louanges de Luigi Pirandello et d’Italo Calvino. Deux nouvelles parutions, Le domaine et Barques renversées, permettent de pénétrer plus avant dans l’univers de ce magicien du verbe.
Federigo Tozzi, Le domaine. Trad. de l’italien, annoté et postfacé par Philippe Di Meo. La Baconnière, 224 p., 20 €
Federigo Tozzi, Barques renversées. Trad. de l’italien et postfacé par Philippe Di Meo. La Barque, 91 p., 18 €
Si Les yeux fermés, roman publié en 1919, raconte la perdition d’une jeune femme avec un certain classicisme, d’autres œuvres de Tozzi paraissent plus déroutantes, comme de frêles embarcations près de s’échouer, tant est bouleversant l’art subtil de celui qui avait l’air de dire, comme Robert Walser, que « chaque je est une outrecuidance » et magnifiait des petits riens.
Pour le lecteur des Bêtes, des Choses et des Gens, ce qui est saisissant dans la découverte de la prose de Tozzi, c’est l’attention portée à « l’espace littéraire interstitiel inaperçu ». Il aspirait à ce point à demeurer invisible que son vœu fut exaucé : pendant un demi-siècle, ses livres furent introuvables et le nom de Federigo Tozzi presque inconnu dans son pays. Il se livrait à de déconcertants aveux : « J’ai toujours eu peu de temps pour aimer quelqu’un » ; « Dans le ciel de mars, il y a des nuages d’une nonchalance égale à la mienne, qui s’arrêtent volontiers pour écouter les coucous et voir aussi ces fleurettes champêtres, qui ont la naïveté de se laisser emplir d’eau par la rosée » ; « Que m’importe de vivre demain si aujourd’hui je ne vis désormais plus ? Je cherche l’ivresse âpre comme un citron qui tente mon âme ».
L’allégresse reste le sentiment souvent chanté par cet habitant de Sienne qui confesse aisément qu’il se débat en vain « contre les murs de la mort ». Ce qui tourne autour de son âme, voilà le leitmotiv de ses fragments d’un ego mal aimé et continuellement ausculté. Un pommier, des cerises (« Mettez une grande assiette de cerises sur mon âme : ne les laissez point trop mûrir, autrement les moineaux les mangeront toutes »), des alouettes, des gisants comme des blocs de glace… Tozzi fait flèche de tout bois, il s’efface, s’éclipse, puis réapparaît avec de surprenantes confidences. Ses flâneries sont tout autant des voyages autour de son moi que des explorations métaphysiques, l’essentiel est de n’obéir à aucune loi, de ne se laisser dicter aucun principe artistique, pour donner l’impression de se libérer de tout carcan par l’écriture.
Il devait se soucier assez peu de son destin d’écrivain en marge, ses lecteurs ne pouvaient que l’imaginer suivant, sans être vu, les traces de Dante et de Catherine de Sienne. Il disait qu’une amitié le liait aux étoiles, il aurait été, comme Martin Eden, de ceux qui feraient d’un brin d’herbe une épopée. Le monde de Tozzi ne ressemble à aucun autre. Il est très peu homme de lettres, plutôt poète créateur d’un microcosme fragile, à deux doigts non de sombrer mais de se dissiper.
Roman posthume publié en 1921, Le domaine (traduit une première fois, en 1989, aux éditions L’Éther Vague) est le livre de tous les affrontements : l’agonie et la mort d’un père laissent place à une dispute autour de l’héritage. Remigio, qui a vingt ans en 1900, se voit léguer La Casuccia, le domaine agricole de son père, Giacomo. Incapable d’en assurer l’exploitation comme de mener de main de maître ses ouvriers, Remigio ne fait que reconnaître sa défaite face à sa belle-mère, qui convoite l’héritage, et son impuissance face à des ouvriers qui le regardent comme un incompétent, Remigio en arrive à une lutte mortelle avec l’un de ses hommes.
Le domaine est un inquiétant roman dont le lexique, note Philippe Di Meo, est partiellement régionaliste. Escroqué, remis en cause en raison de ses maladresses et de ses inaptitudes, le jeune héritier n’en mène pas large, jusqu’au jour où, en la personne de Berto, un de ses ouvriers, il trouve un double maléfique. On ne livrera pas les détails de ce joug, mais tout finira mal, Remigio devenant le bouc émissaire et la victime de son alter ego en qui il ne se reconnaît pourtant pas. Toute la finesse de Tozzi est dans ce roman qui évite tous les écueils, surtout celui du réalisme, le rêve du Siennois étant de réinventer le roman, livre libre.
Ce rêve est formulé dans Barques renversées. Poèmes en prose ou recueil de pensées leopardiennes, ces tableaux d’une joie paradoxale sont à savourer comme un mélomane goûte une œuvre musicale : « Je voudrais écrire un dithyrambe, où on entendrait les sons des cithares et des timbales ». Tozzi, sous ses airs indolents, est un être de feu qui loue la flamme, se pose des questions sur son moi profond : « Je ne sais si j’ai en moi un terrier de scorpions ou un nid de rossignols. »
La presque fin de ce recueil renferme un fragment comme une stèle sur le livre : « Je voudrais écrire un livre qui serait comme le jardin de toutes les âmes, de sorte que chaque siècle augmentât d’ombre sa beauté… Un livre éternel et joyeux ; semblable au printemps…. Un livre qui serait semblable à la vie ou à la mort ; à une chanson folle et éternelle, à une étreinte inoubliable… »
Il disait ignorer s’il écrivait pour lui seul ou également pour d’autres. Œuvres vives qui obéissent à des stratégies d’évitement, les écrits de Tozzi sont d’un esprit libre, d’un esprit-livre, qui allie l’érudition et, selon l’expression de Philippe Di Meo, l’effusion. Le fruit de cette union est un amour passionné pour l’inquiétante étrangeté de l’être.