Les bêtes en toutes lettres

Une bête entre les lignes est, selon Anne Simon, son auteure, un « livre-monstre » : un essai ambitieux, long, très écrit, sur les « animots » ou sur ce que la littérature doit aux bêtes.


Anne Simon, Une bête entre les lignes. Essai de zoopoétique. Wildproject, 400 p., 25 €


À côté de l’archéozoologie et de l’ethnozoologie, on pourrait ranger la zoopoétique (terme forgé par Derrida), qu’Anne Simon souhaite ériger, sinon en discipline – ce serait fixer et sédimenter ce qui toujours échappe –, du moins en objet d’exploration vive ou de « pensée sensible ». Ce domaine qui nous vient des universités américaines est ici approché à travers des romanciers français et contemporains. Plusieurs décennies de travaux universitaires sont compilés, avec, en supplément de ce livre lourd, constellé de citations magnifiques, une belle bibliographie. Il m’a semblé impossible d’ajouter de la glose à la glose, de mouliner encore ce qui l’est déjà. De là l’idée d’un « abécédaire-bestiaire » télégraphique fait de reprises (extraits, paraphrases) piquées dans la somme d’Anne Simon.

A comme Aleph, la lettre qui originellement est une tête de taureau, une image. Les Grecs auraient désincarné et abstrait le « signifiant » en faisant le partage du sensible et de l’intelligible – une opération qui, étant une « perte de l’origine vitale », a un prix.

La Baleine blanche de Melville est la figure paradigmatique de la présence/absence animale : une furtivité d’essence que traque l’écrivain. Jean-Christophe Bailly, le prince des philosophes-poètes, a affirmé ailleurs que « le concept d’animalité n’existe pas », il n’y a que des connexions passagères, des singularités, des devenirs.

C comme Cura qui signifie « sollicitude, souci, soin, attention, tourment et amour » (Frédéric Boyer).

Ou comme Canetti : « Les animaux ne se doutent pas que nous leur avons donné des noms. Ou peut-être que si, et c’est alors pourquoi ils ont peur de nous. » Nommer c’est, selon l’hébreu liqro, imposer, mais c’est aussi appeler en faisant sortir de l’indistinction primordiale, et enfin lire :  trois thèmes liés qui renvoient à la jubilation des poètes devant « le grand livre animé de la nature ».

D. À considérer la cura relevée par les récits que les écrivains racontent et qu’ils expriment eux-mêmes, ainsi que leur quête de ce qui reste irréductiblement mystère, leur manière de contempler, de suivre cette animalité hermétique, de se cogner contre la « grande barrière » (Giono) qui nous sépare d’elle, de tourner obstinément autour d’elle et de « l’entre-aperçu », on ne manque pas d’établir un parallèle avec le divin.

Étymologie. Une approche privilégiée par Anne Simon. Si, en Mésopotamie, un dieu potier écrit sur des tablettes qui sont de la même facture glébeuse que l’humain, l’Adam biblique renvoie lui aussi à adamah, terre, ainsi qu’à èd, exhalaison, dam étant le sang ; adom veut dire rouge… « Le verbe, la chair, la terre s’enroulent les uns dans les autres. »

Fantastique. Deux chapitres sont consacrés à la métamorphose : d’abord aux « loups-phoqueries » de Béatrix Beck, un chimérisme qui, en torpillant allègrement l’identité, traduit un appétit de vivre « inconséquent » mais qui suffit à fonder la raison d’être. Plus sombres sont les mutants marins ou la cochonne de Marie Darrieussecq : entre allégories sociopolitiques, éthologie et métaphores de l’inconscient, ils « monstrent » les fractures d’aujourd’hui : « les sacs d’hypermarchés […] occluent les intestins des mammifères marins ».

Glisser, un terme récurrent qui signifie la plasticité de l’être animal, la fluidité du devenir métamorphique ou relationnel. Pareillement, écrire c’est sortir de soi, se glisser dans l’entre-deux, s’attacher, non sans risque, à la liminarité. Les écrivains ont des « identités-lisières ».

Une bête entre les lignes : un Essai de zoopoétique d'Anne Simon

Illustration de C.A. Noel pour « The White Whale March » de F. W. Helmick (1878) © Library of Congress

Hypallage : « Figure par laquelle on paraît attribuer à certains mots d’une phrase ce qui appartient à d’autres mots de cette phrase, sans qu’il soit possible de se méprendre au sens » (Littré). Forcément, dans ce type d’analyse, des mots savants, des redites sophistiquées, des monceaux de théorie hachant menu le texte… C’est toute une rhétorique académique empêchant l’envol – que sauve malgré tout l’écriture d’Anne Simon.

L’Intelligibilité du monde passe par le décentrement de l’humain, le refus du dualisme cartésien, et plus fondamentalement par une défiance à l’égard de la raison – ce en quoi Anne Simon rejoint Proust à qui elle a consacré plusieurs ouvrages. Il faut fracasser la vitre du concept, « se dégager des rets » de la rationalité, pour rejoindre le sensible.

Jubiler. Rejoindre aussi des zoologistes tels que Warder Clyde Allee (un des grands pionniers de l’écologie américaine) et Frank Fraser Darling (ornithologue et écrivain anglais) qui présentent un monde coloré et apaisé, plutôt que soumis aux affres darwiniennes de la survie.

Kafka inévitablement, juste cité – en incipit : « Par nous, j’entends les oiseaux, le ruisseau, le chien et moi ».

Aldo Leopold, maître fondateur de la protection de l’environnement. Mais, encore une fois, il s’agit essentiellement de littérature. « La langue est animale », la parole aussi puisque, avec Deleuze, « les mots ne sont pas “comme” des animaux mais grimpent pour leur compte, aboient et pullulent ».

M Il faut avoir le génie de Duras pour écrire la mort d’une mouche, parvenir à en faire un évènement, l’image même de l’agonie.

Oikos, le foyer en grec, la maisonnée, non-citoyens inclus, est ici rapporté à l’arche, notre planète : cette appartenance implique d’entrée de jeu une « communauté d’affects ».

Adolf Portmann (1897-1982). Il n’est pas assez connu, ce zoologue-philosophe, ou pour mieux dire ce naturaliste, qui a inspiré Merleau-Ponty, Arendt et Jonas. L’une de ses thématiques est la morphologie animale : la beauté et la prodigalité des formes et des couleurs ont une valeur en elles-mêmes. Comme le second Darwin (celui qui a écrit sur la sélection sexuelle), il a établi que le bonheur de séduire peut « dépasser les nécessités de la conservation ».

Quitter l’humain. Ou du moins le tenter, en allant jusqu’à inventer une « uglossie » à partir de la reproduction phonologique, comme Jacques Lacarrière. Apprendre d’autres mouvements, d’autres perspectives et approches sensorielles, intégrer l’espace-temps autrement en faisant danser la langue – le monde devenant alors une « immense partition ».

Ce livre, qui s’ouvre sur le Ravissement, s’attache à identifier les rapports pluriels, compliqués, jamais fixés ou aboutis avec les bêtes (hybridation, parasitisme, jeu, contamination, fusion, danse, noces, entre-dévoration…). La zoopoétique explore les relations d’émanation et d’émulation entre ce vivant et l’écriture, relations qui donnent à celle-ci une portée politique et mettent également au jour les déséquilibres, la dévastation, les exclusions, les sexualités interdites.

« L’écrivain sécrète sa langue comme l’araignée son fil. »

Surgissement du chevreuil : « En aucune façon je n’avais pénétré ce monde, au contraire, c’est bien plutôt comme si son étrangeté s’était à nouveau déclarée, comme si j’avais justement été admis à voir un instant ce dont comme être humain je serai toujours exclu, soit cet espace sans noms et sans projet dans lequel librement l’animal fraye » (Jean-Christophe Bailly).

« Sélection culturelle » : les scientifiques (mais pas seulement eux) sont portés à privilégier certaines espèces « techniques » sur la base d’analogies avec les humains (on relèvera « la ligne hydrodynamique du dauphin, la voilure perfectionnée de l’oiseau »). La littérature, elle, peut s’attacher aux minuscules, aux féroces ou aux grouillants.

Traverser, se laisser traverser, leitmotiv de cette poursuite de l’impropre, sans craindre de zoomorpher, de désarticuler le corps, la langue, la pensée.

Umwelt (Uexküll). Tel que décrit par les écrivains, l’être-là de l’animal est indissociable de son milieu. Tout en partageant un même environnement avec les autres, chaque animal a un monde sémiotique qui lui est propre et qu’il va modeler et reconfigurer à sa manière. Cf. l’underground du rat.

Vermine : Dans l’obscur, dans l’interstitiel ou dans les plis entre vie et mort, s’insinue l’infâme, l’intrusif, le grouillant ; une infra-bestialité d’autant plus honnie qu’il s’agit d’une « outrance du vivant dont on ne sait trop si elle englobe l’humanité ou l’exclut ».

Zoopoétique : « écrire non pas sur la littérature mais avec elle », en dialogue, ni trop loin, ni trop près, à bonne distance.

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