Ce volume d’hommages à Vincent Descombes trouve son origine dans un colloque organisé en 2013 à l’occasion de ses soixante-dix ans. Le philosophe a effectué une grande partie de sa carrière à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), dans un centre de recherche de philosophie politique, le Centre Raymond Aron. Le but de ce colloque était d’exposer et de discuter les aspects wittgensteiniens de la théorie du sujet et de l’action.
Francesco Callegaro et Jing Xie (dir.), Le social à l’esprit. Dialogues avec Vincent Descombes. EHESS, coll. « En temps & lieux », 366 p., 28 €
La thèse fondamentale dont il s’agit est la solidarité et la dépendance de l’esprit et du social, d’où l’intitulé du colloque : « Les catégories de l’esprit. Autour de la philosophie sociale de Vincent Descombes » – un intitulé d’ailleurs moins énigmatique que celui de ce volume d’actes, le titre de ce dernier étant une étrange troncation (on attendrait Du social à l’esprit et non Le social à l’esprit).
L’esprit et le social sont comme les deux faces d’une pièce. On ne peut donc juxtaposer la philosophie sociale et la philosophie de l’esprit. Cependant, cette juxtaposition est présupposée dans une séparation des deux. L’ambition de ce livre, en effet, n’est pas d’analyser et encore moins de justifier les présupposés philosophiques de l’œuvre de Vincent Descombes. Pour cet aspect de son travail, on pourra se reporter au volume collectif Vincent Descombes. Questions disputées (Cécile Defaut, 2006). Le présent ouvrage se propose au contraire de traiter, via des interventions d’origines et de tenues diverses, de trois problèmes fondamentaux de sciences sociales : le sens et le contenu du concept de société à partir de l’école française de sociologie (volet sociologique) ; la nature de l’opposition entre holisme et individualisme méthodologique (volet théorique) ; la critique de l’individualisme idéologique (volet politique).
Ce livre prend pour acquis la critique wittgensteinienne du mentalisme et l’atomisme logique – c’est le second Wittgenstein qui est au cœur de l’enquête de Vincent Descombes, ce qui explique qu’un certain nombre de concepts ouvertement métaphysiques comme l’identité ou le sujet soient traités à l’aide des techniques d’analyse de la philosophie du langage ordinaire. Les interventions ont été choisies pour fonder l’enquête – terme qui revient pour accentuer encore l’aspect non théorique du wittgensteinisme – sur le langage et non sur la réalité sociale.
Le recueil de textes situe donc son propos dans un périmètre assez étroit. Le lecteur enclin à observer la nature compliquée des liens entre philosophie de l’esprit et philosophie sociale trouvera quelque intérêt à déterminer son assentiment ou sa réticence à l’égard de la thèse centrale selon laquelle l’esprit est tout simplement social. Le langage est dans le monde, le social est dans l’esprit, ou le contraire. Ce qui assure la pertinence de ces déplacements est l’analyse du langage ordinaire (puisque la logique est radicalement absente, comme chez Wittgenstein après le Tractatus). Si le langage ordinaire est dans la réalité, ne risque-t-on pas d’ajouter du non-sens au non-sens ? Qu’est-ce que signifie l’expression « le langage est dans la réalité » ? Le langage n’est pas dans l’esprit (pace Chomsky) ? La syntaxe est dans la réalité ?
De même que le langage est dans la réalité, individu et société sont solidaires. Dans les deux cas, il s’agit de conjoindre ce qui est conceptuellement séparé. Le résultat est certainement d’obtenir une victoire ordinaire sur l’individualisme et l’atomisme, mais quid alors des approches naturalisées de l’individu, de la société et du langage ? Comment justifier tout intérêt pour la nature de la réalité ? Comment mettre au point une théorie de la vérité dans un tel contexte ? Quel est le vérifacteur (ce qui rend vrai un énoncé) d’un acte de langage ?
L’enquête menée par Vincent Descombes est à la fois grammaticale et conceptuelle. Stéphane Chauvier distingue deux types de philosophes : les prêcheurs et les thérapeutes (ceux qui enseignent et ceux qui critiquent). Vincent Descombes est un philosophe-thérapeute (quoiqu’il lui arrive de prêcher), et c’est ainsi qu’il est un analyste des mots et des concepts : ses analyses ne sont pas didactiques, tout comme ses critiques ne sont pas scolastiques – il n’est pas un homme de la disputatio et peut-être pas de la Besprechung non plus, et du Streit encore moins. Un thérapeute au sens wittgensteinien dissipe les brumes qui naissent des imprécisions du langage. Un thérapeute au sens frégéen ou carnapien soumettrait le langage à une rigoureuse grammaire des concepts pour empêcher même les brumes de se former. En ce sens, on comprend que tout un courant actuel de la philosophie du social préfère la thérapie au second sens à la thérapie au premier sens.
Cette situation rend encore plus passionnante la connaissance des arguments wittgensteiniens. Stéphane Chauvier introduit une autre distinction, tout à fait précieuse : parmi les thérapeutes grammairiens, il y a ceux qui, comme Wittgenstein ou Descombes, sont sensibles au non-sens, à l’absurdité conceptuelle, et il y a ceux qui sont sensibles, comme Pascal Engel, Kevin Mulligan ou Roger Pouivet, à la bêtise et à l’erreur. Stéphane Chauvier montre à propos de l’usage du terme « sujet » que ce qui importe le plus pour Vincent Descombes, c’est que les individus modernes vivent comme des sujets. Il s’agit là d’une erreur existentielle : vivre comme un sujet, c’est vivre une existence distordue.
À ce type d’erreur répond une erreur conceptuelle (par exemple, confondre sujet et agent, ou sujet et moi). On peut donc distinguer plusieurs modes critiques : écarter les non-sens, éliminer les erreurs conceptuelles, réfuter les thèses. Une erreur conceptuelle peut provenir du vide d’un concept (par exemple, le concept d’infini pour certains philosophes), de son caractère contradictoire (par exemple, carré et rond). Éliminer les erreurs conceptuelles ne suffit pas pour un thérapeute comme Descombes, qui s’attache aux erreurs existentielles. Par exemple, si un philosophe faisait l’erreur de créer le concept de mort répétable, pour un thérapeute existentiel ce qui importerait serait que ce concept ne peut être créé que par un philosophe qui estimerait que les hommes vivent comme si la mort était répétable. On peut noter que le thérapeute a souvent quelque chose du prêcheur : en relevant que cette expression est contradictoire (par exemple, en la comparant avec : une erreur est répétable), le thérapeute passe la main au prêcheur qui certainement mettra en lumière les conséquences de l’usage d’un tel concept pour le mort – éthiquement, c’est la porte ouverte à la licence.
Vincent Descombes recourt à la critique du langage dans l’enquête philosophique. En cela, il est plus austinien que strawsonien : il ne souhaite pas mettre au jour les soubassements linguistiques de l’ontologie naturelle. La raison en est simple : il sépare nettement la philosophie critique du social de l’ontologie du social à la Searle. Ce que Stéphane Chauvier appelle « la thérapie pure » ne peut nous aider à prendre ce qu’il faut bien appeler un « tournant ontologique », qu’il faut distinguer du « tournant linguistique ». Il y a donc à ce point un défi à relever qui consiste à passer d’une thérapie pure à une « thérapie impure » (Chauvier), qui réglerait sa démarche d’hésitation infinie sur une série d’objectifs logiques et ontologiques. L’intérêt de ce volume collectif est de multiplier de manière subtile les angles d’attaque sur l’enquête de Vincent Descombes. Son dispositif de commentaires et de réponses déploie encore un peu plus cette prise en compte de l’identité, du sujet et de l’action. Ce dispositif fait que, comme genre littéraire, ce volume est plus un reader qu’un Festschrift.
Un des arguments de Vincent Descombes contre l’individualisme méthodologique (on commence l’analyse par les individus) ou ontologique (il n’y a que des individus) est le caractère collectif du social. Il n’accepte pas qu’une action collective soit un concours d’actions individuelles – pousser une voiture à plusieurs sur la neige n’est pas additionner les efforts et les calculs – il y a une action collective et donc un agent collectif. Pour un individualiste, chacun exerce un effort en fonction d’un calcul qui inclut les autres individus – si un pousseur athlétique pousse sur ma gauche, je modère ma poussée pour conserver la trajectoire. L’agent collectif aurait dans ce cas l’allure d’un deus ex machina.
Philippe Urfalino situe sa discussion dans l’optique du statut ontologique des entités collectives, comme des équipes, des assemblées… Le concept le plus compréhensif pour les entités collectives est celui de groupe. Il ne peut y avoir de pensée du social sans ontologie du social et il ne peut y avoir d’ontologie du social sans ontologie des groupes, donc il ne peut y avoir de pensée du social sans ontologie des groupes. L’opposition habituelle entre holisme et individualisme crée plus de difficultés qu’elle n’en résout. Le holisme du groupe n’exclut pas l’individualisme méthodologique. Que la Cour suprême vote une loi en vertu de laquelle dans l’armée les transsexuels peuvent réclamer un changement d’identité et une action collective, composée de tendances, etc., quand nous écrivons : « la Cour suprême accepte le changement d’identité pour les militaires transsexuels », « la Cour suprême » a le rôle d’agent. L’action en question est collective (il y a vote).
Philippe Urfalino pose la question de l’agent de l’action collective. Il introduit un concept à la fois rigoureux et inventif dans ce contexte : celui de suppôt, qui est le calque du médiéval suppositus et qui joue un rôle dans la théorie de la supposition (un terme peut supposer pour un individu). Le suppositus est une traduction de hypokeimenon, que l’on traduit parfois par « substrat ». Philippe Urfalino se pose la question de la nature du suppôt d’une action collective. Son hypothèse est que la nature singulière ou plurielle du suppôt dépend du type d’action. C’est une thèse aristotélicienne qui renvoie à l’ontologie des actions dans le livre K de la Métaphysique. Il ne s’agit pas d’assimiler l’opposition singulier/pluriel à celle entre energeia et kinesis, mais de remarquer qu’il y a chez Aristote et Philippe Urfalino une prévalence de l’action. Celui-ci distingue deux types d’actions collectives, le premier correspondant à la fusion d’un certain nombre d’actions individuelles (exemple : le Tour de France traverse le village), le second à une action endossée par un collectif, comme une organisation, une assemblée, une manifestation (exemple : l’Union européenne vote des sanctions contre la Russie). Cette distinction de Philippe Urfalino est marquée par l’accord grammatical. Par exemple, « la moitié des enfants traverse la route » et « la moitié des enfants traversent la route » correspondent respectivement à l’action d’un collectif (« la moitié des enfants » renvoyant à un collectif) et à une fusion (« la moitié des enfants » renvoyant cette fois à une somme d’individus). Dans sa réponse à Philippe Urfalino, Vincent Descombes insiste sur le fait que l’ontologie sociale est une ontologie de l’action collective. On retrouve donc ce qui a figuré au début : le social et l’esprit sont l’avers et le revers d’une même pièce.
Deux types de recueils d’hommages existent : ou bien des textes originaux sont réunis sans forcément de rapport autre avec le récipiendaire que l’hommage qu’on lui rend, ou bien il s’agit de textes analysant tel ou tel aspect de son œuvre. Dans le deuxième cas, on peut choisir un thème. Ici, c’est la seconde possibilité qui a été retenue, avec le choix d’un thème conjonctif et englobant, l’action et l’identité. Ce qui fait l’unité du recueil est en grande partie la référence implicite ou explicite à Wittgenstein. S’il existe au moins trois types de philosophie sociale, phénoménologique, analytique et wittgensteinienne, c’est clairement dans cette troisième possibilité que se déploient les contributions et les commentaires de Vincent Descombes. Wittgenstein sert de voie de passage entre la philosophie analytique et la philosophie continentale, et son rôle est effectivement dans ce volume de réunir la sociologie française et la philosophie du langage ordinaire. Ce volume réalise fort bien ce projet et il peut certainement éclairer le développement et les fondations de la pensée de Vincent Descombes, bien qu’on puisse regretter que les sources aristotéliciennes de sa doctrine du raisonnement et du syllogisme pratique ne soient pas abordées.