Le 4 novembre 1995, il n’a pas plu sur Tel Aviv, hélas. Yitzhak Rabin, Premier ministre, était de mauvaise humeur, peu désireux de s’adresser à un public dont il craignait qu’il fût clairsemé. Il s’est pourtant rendu sur la place de la Mairie. Une foule immense l’a accueilli ; il y a vu un signe d’espoir dans le combat qu’il menait pour la paix. Il était attaqué avec violence, s’était trouvé bien seul jusque-là. À peine sorti de la tribune, il a été assassiné par un fanatique. C’est autour de ce séisme que le cinéaste Amos Gitaï a bâti une œuvre dont ces Chroniques d’un assassinat rendent compte.
Amos Gitaï-Yitzhak Rabin. Chroniques d’un assassinat. Gallimard/Bibliothèque nationale de France, 240 p., 26 €
L’ouvrage qui parait ces jours-ci accompagne une exposition qui devrait se tenir à la Bibliothèque nationale de France jusqu’au 7 novembre 2021, ainsi que deux spectacles de théâtre. Ce catalogue est un travail collectif. On y trouve la signature d’historiens comme Antoine de Baecque, Ouzi Elyada et Patrick Boucheron, de la scénariste Marie-José Sanselme, qui accompagne depuis trente ans le cinéaste, et d’Amos Gitaï. Il propose deux poèmes qui rappellent Brecht ou Pasolini et tracent le parcours d’un film à l’autre, reviennent sur l’Histoire du pays aussi. On voit en fin d’album ces seize panneaux, constitués de photomontages tirés des divers films et de documents d’actualité. Le spectateur assemblera, associera et interprétera, selon le vœu de l’artiste, tel qu’il l’énonce dans une lettre au lecteur.
Le mot « chroniques » apparaît au pluriel : Gitaï a consacré deux films à l’événement du 4 novembre. L’arène du meurtre est bâti sur des plans-séquences qui traversent le temps et l’espace. L’auteur explique une nouvelle orientation : « Je veux faire un autre type de cinéma. Moins formel […] Je cherche quelque chose de plus minimaliste qui touche un nerf… ». Pour le lecteur qui feuillette l’ouvrage, l’émotion est là, dès les premières pages. Apparaissent la sœur, le père et la mère de Rabin. Cette mère que l’on surnomme Rosa la rouge, et qui sera une amie de la grand-mère Gitaï. Puis les images publiques, et au milieu le ricanement du criminel. Tristesse, colère.
Le dernier jour d’Yitzhak Rabin date de 2015 ; on peut aisément le voir, il est édité en DVD. Même si on peut lire ce livre et comprendre la démarche de Gitaï, le film s’impose par son originalité, son intelligence, sa rigueur. Comment décrire le chaos, sinon en le rendant par un enchainement : « juxtaposition d’archives, de scènes de reconstitution et de scènes fictives, sans ordre apparent ». Mais que l’on s’entende : jamais la fiction n’est invention. Elle s’appuie sur les rapports établis par la commission d’enquête menée par Meïr Shamgar, alors président de la Cour suprême. Shamgar, était un homme intègre et, contrairement à bien des politiciens de droite aujourd’hui au pouvoir, il a toujours fait passer son sens de l’État avant le reste. Il permet à Gitaï d’accéder aux minutes de l’enquête restées interdites au public. Aujourd’hui, on s’efforce d’effacer les traces et on voudrait piétiner le droit.
On voit ainsi Shamgar écouter une avocate qui critique la politique des implantations, et lui donner raison sur le fond. La fiction, dans ce film, c’est aussi la reconstitution du meurtre. Ici, Gitaï enchaine images fictives en couleurs et archives en noir et blanc, le travelling impose sa durée, met en relief l’enchainement, sans rupture. Il le fait moins pour quelque motif narratif propre au cinéma que pour mettre en relief les erreurs ou les manques des services de sécurité qui ont laissé l’assassin attendre sa victime, sans jamais s’interroger sur sa présence dans le parking de la mairie. Ces services, pourtant réputés, ne s’interrogent pas plus sur la présence d’un vidéaste filmant du toit de la mairie. Enfin, dernier exemple parmi d’autres, Gitaï met en scène les interrogatoires du criminel dont l’arrogance le dispute au cynisme. Les propos sont les siens, la mise en scène très sobre les rend fidèlement.
Gitaï ne se contente pas, bien sûr, de montrer cette dernière journée : le crime a été préparé. Parmi les groupes extrémistes, souvent nés du côté d’Hébron et des collines, on trouve toutes sortes d’illuminés dont certains qui n’hésitaient pas à invoquer la « Pulsa da Nura ». Le mot est araméen, la malédiction est née au Moyen Âge. Elle n’a été invoquée que pour deux personnes : Trotsky et Rabin. Si ce n’était pas tragique (pourquoi Trotsky et pas d’autres ?), on sourirait. Mais il faut chercher ailleurs les vrais responsables du crime. Ainsi, au balcon d’un immeuble sur la place de Sion à Jérusalem, un homme politique laisse la foule brandir des pancartes montrant Rabin déguisé en SS. Le même homme politique qui s’accroche encore à son fauteuil avec l’acharnement d’un Père Ubu remportera les élections de 1996 face à Shimon Peres. Lequel, comme il l’explique dans ces pages, n’a pas voulu provoquer une guerre civile en dénonçant son attitude irresponsable. Citons pour conclure sur ce point ce qu’en dit Eitan Haber, chef de cabinet de Rabin, à qui Gitaï demande s’il est en colère ; dans la présence de cet homme à la tête du pays, Haber voit « le châtiment d’Israël pour ce qui est arrivé ».
Le volume qu’on lira met en relief le formidable travail d’archive accompli par Amos Gitaï et Rivka, son épouse : 30 000 documents ont été numérisés, du simple tract à toutes les images filmées sur et autour de Rabin. Ces archives appartiennent désormais à diverses institutions, dont la Cinémathèque française et la BnF. D’où la réflexion des historiens autour de ce qu’Elyada appelle l’« historiophotie ». Elle prend appui sur l’image fixe ou mobile. Les films, nous le savons depuis au moins le travail de Marc Ferro, constituent des « objets d’étude légitimes » et les metteurs en scène sont de « véritables interprètes du passé ». Gitaï réfléchit depuis ses premiers films documentaires sur l’histoire d’Israël. Il en présente l’avers et le revers. Rabin, à qui des liens divers l’attachaient, incarnait cette histoire. On lira en divers passages ses prises de position étonnantes, ses rencontres imprévisibles. Il était fils de militants sionistes et socialistes, voulait devenir ingénieur hydraulicien et reconnaissait sans difficulté le tort fait en 1948 aux habitants palestiniens expulsés de force du pays. Il était aussi général, ce qui veut tout dire. Cette proximité entre les deux hommes explique le choix de la forme et l’émotion qui se dégage du film, comme des autres approches employées.
Et puis le mot « traitre », qui qualifiait cet homme seul, menacé de mort. Patrick Boucheron et Gitaï évoquent Flavius Josèphe, questionnent indirectement Rabin : « Qu’est-ce qu’on perd à être fidèle aux siens, à son histoire, et qu’est-ce qu’on gagne à trahir ? » L’historien français est triste et lucide : la guerre contre les Palestiniens a été gagnée, et donc perdue. Le pire est advenu : « un ordre injuste, qui se donne pour la paix alors qu’il n’est que la résultante temporaire d’une domination écrasante ».
Nous sommes désormais très loin du 4 novembre 1995 et ceux qui ont armé l’assassin de Rabin se pavanent et pavoisent, l’injure raciste toujours prête à jaillir. Rosa Rabin, la mère d’Yitzhak, manifestait le 1er mai dans les rues de Tel Aviv, drapeau rouge à la main. C’était en 1923. On pouvait encore croire en l’utopie.