Menés en bateau

Avec L’art de naviguer, Antonio de Guevara, évêque espagnol du XVIe siècle, voulait dissuader les malheureux qui nourriraient le projet fou de prendre la mer. Son texte a un côté hilarant lorsque, infatigablement, il égrène les innombrables désagréments de tous ordres que le passager subit sur une galère. Dans la seconde partie de ce volume, Pierre Senges, avec un sérieux « pince-sans-rire », évoque le naufrage comme l’un des beaux-arts où il n’est pas donné à tous de réussir. Sa prose malicieuse prend quelque fois un tour poétique qui n’est pas sans rappeler Francis Ponge.


Antonio de Guevara, L’art de naviguer, suivi de Pierre Senges, L’art de faire naufrage. Trad. de l’espagnol, annoté et postfacé par Catherine Vasseur. Vagabonde, 208 p., 18,50 €


Pourquoi donc un célèbre prédicateur franciscain appartenant au Conseil de Charles Quint, théoricien pacifiste et messianique de l’Empire, entreprend-il d’écrire un traité de navigation ? Antonio de Guevara confond « poupe » et « proue », ignore les rudiments du maniement d’un navire et, lorsqu’il se mêle d’expliciter « le langage barbare » des marins, s’empêtre dans les termes techniques. Alors que l’évêque est réputé pour sa modération – il s’insurge contre la discrimination que subissent les nouveaux chrétiens et défend l’œuvre d’Érasme –, il se déchaîne… contre l’océan ! Ainsi, il assène : « la mer n’a rien d’autre à déclarer que son amertume ».

Antonio de Guevara et Pierre Senges : menés en bateau

Illustration du « Naufrage » de Johan Wagenaar, par Jan Toorop (1899). Dr. Martin L. and Francey Gecht and Department Purchase Funds © Art Institute of Chicago

Chez Guevara, la première imposture se double d’une seconde. Les nombreuses références dont il nourrit son ouvrage sont presque toutes erronées. Un certain vertige – apparenté au mal de mer ? – saisit le lecteur qui comprend, grâce à des notes de la traductrice, que l’évêque l’entraîne dans un discours d’érudition fallacieuse. Certains auteurs cités sont inconnus, des citations sont introuvables, les attributions de récits sont fautives. Et ceci avec une telle intensité que l’erreur n’est pas de mise. Il s’agit d’une construction d’un savoir imaginaire qui n’est pas sans rappeler Borges. L’intention de Guevara n’est cependant pas de pure poétique. Son projet, mené de bout en bout, est d’épouvanter drolatiquement son lecteur. Le prédicateur a dû recueillir tous les témoignages possibles de passagers qui ont éprouvé déboires et avanies sur les navires.

L’art de naviguer commence par des précisions techniques et historiques fantaisistes sur les galères. Ainsi, Guevara évoque celle de Denys de Syracuse, « si longue que l’on pouvait y organiser des joutes et des courses de chevaux », dont on n’a pas trace. Est-ce une autocritique plaisante lorsqu’il dit : « Nous n’en finirions pas d’énumérer toutes les bêtises qui ont été dites et écrites sur les galères – et ce serait, en outre, très ennuyeux à lire ». Guevara montre ensuite que les philosophes raisonnables n’ont jamais navigué. Quitter la terre est méprisable, et seule la cupidité fait le marin ! Celui qui meurt en mer meurt deux fois : « La première en étouffant son cœur, la seconde en noyant son corps ». « Se mesurer au vent est une folie », car il y en a toujours trop ou pas assez…

Le voyage est une descente aux Enfers bien balisée : outre le risque de naufrage ou d’abordage corsaire, il faut obéir au capitaine en abdiquant sa liberté. À l’exiguïté extrême qui empêche toute intimité et à la morgue de l’équipage irrespectueux qui anéantit toute hiérarchie touchant les passagers, s’ajoute l’absence « de conversations féminines, de mets délicats, de vins odorants, de parfums stimulants, d’eau fraîche… ». Certes, le capitaine autorise à se boucher les narines lorsqu’il convient d’absorber une eau « trouble, épaisse, boueuse, chaude, fade, voire puante ». La maigre ration de viande et le lard rance sont servis « à moitié crus au lieu d’être cuits, calcinés au lieu d’être rôtis ». Sale, en loques, boutonneux, proie des puces, des poux et des punaises, le passager doit demander l’autorisation au capitaine de se frotter les épaules contre le mât. L’équipage est voleur, de même que les rats et les souris. Les religieux ne bénéficient d’aucune considération particulière. Au contraire, ils se retrouvent  avec, en guise de bréviaire, des rames à la main « avec lesquelles, ils apprendront à oublier leurs prières ». Dans ce « bagne ambulant », les voisins ne sont rien d’autre que « des calomniateurs, des faussaires, des corsaires, des voleurs, des traîtres, des proscrits, des coupeurs de nez, des brigands, des adultères, des assassins et des blasphémateurs ».

Antonio de Guevara et Pierre Senges : menés en bateau

La galère est un territoire hors de toute loi. Le vol à bord est impuni, de même que la tricherie aux jeux. Plus sérieusement, Guevara déplore la mise à sac des terres rencontrées, ainsi que la capture d’enfants et d’esclaves. Les crimes commis à terre sont absous et, ajoute l’évêque qui le déplore, les Maures font leur prière le vendredi, les Juifs leur bénédiction le samedi, et ceci « sans aucun scrupule ». En revanche, dimanche, Pâques, Trinité sont oubliés, et l’on ignore quand tombent les fêtes, on n’en célèbre aucune…

Tout un chapitre s’efforce de définir la mer, « naturellement folle », « malicieuse », monstrueuse à tous égards. Ce guide de l’anti-routard ne peut manquer d’entamer les plus fortes volontés. Si le pauvre inconscient s’obstine, Guevara prodigue force conseils afin d’atténuer le désastre annoncé. Le premier consiste naturellement à se confesser avant le départ, à faire son testament et à payer ses dettes. Puis il convient de choisir une galère neuve et chanceuse, de flatter le capitaine, d’avoir des largesses pour l’équipage. L’évêque fait preuve d’un vrai sens pratique et se montre convaincant lorsqu’il s’agit de lister le matériel, les vêtements et la nourriture qu’il faut emporter. À bord, il recommande aussi, sans doute judicieusement, la lecture, la pêche, le silence, et déconseille les conversations, qui tournent toujours mal.

Pierre Senges apporte un complément indispensable à l’ouvrage de l’évêque. Il avait déjà écrit, en 2004, La réfutation majeure (éditions Verticales), qu’il avait attribuée à ce prélat qui le fascine. Le livre consistait à accumuler les preuves de l’inexistence du Nouveau Monde. À propos de l’océan, puisque le pire est certain, osons le regarder en face et admirons-le quand il est réussi. En effet, le naufrage est un art ! Jadis, la colère d’un dieu était indispensable et même Yahvé y contribua – voire Jonas. Quelquefois, grand paradoxe, le naufragé rencontre le bonheur car il découvre de petits havres, « des peuplades nues », des cultes « rigolos », « des gynocraties »… Parfois, explique Thucydide, le naufrage permet de fonder une cité sur un sol vierge prometteur.

Antonio de Guevara et Pierre Senges : menés en bateau

Naufrage du Costa Concordia © Roberto Vongher / CC BY-SA 3.0

Le vrai naufrage est une chorégraphie avec un vaisseau sombrant intégralement dans les abysses, toujours nanti de sa riche cargaison qui échappe aux hommes pour se retrouver dans les bancs de poissons. Rien à voir avec les épaves démembrées « dodues et rouillées » de la marée basse bretonne. Ce bel « art de disparaître » dans le bleu des eaux va toucher à l’éternité « sur la douceur du sable ». Le naufrage a cependant ses exigences : le rescapé de la catastrophe a le devoir de raconter et de devenir « récitant » pour évoquer la « grâce particulière » dont il a bénéficié. Comme Ismaël, dans Moby Dick, il doit se révéler « fier et juvénile, intrépide et élastique, plus tard mélancolique » pour faire partager la joie d’être survivant.

« L’océan accueille et ne restitue rien » : les prédicateurs, façon Savonarole, se réjouissent de l’anéantissement des richesses et rient des lamentations des marchands ruinés. La dévoration insatiable des flots, cependant, promet à quelques audacieux de belles chasses au trésor… Quelquefois, c’est toute une partie de la famille, souvent médiocre, qui, dans « une fin grandiose », disparaît avec une belle lenteur, entourée d’un « halo lugubre ». Senges mobilise également « la bibliothèque du naufragé » : Tacite qui évoque le sabotage manqué du vaisseau d’Agrippine par son fils Néron, Falstaff que l’on jette dans la Tamise et dont « l’appétence à sombrer » dans l’alcool, le sommeil, le mensonge ou la mélancolie serait « un art de la fuite ». L’auteur n’oublie pas non plus Swift, Cervantès ou la Brésilienne Hilda Hilst, qui partageraient tous une incontestable « libido de la catastrophe ».

Ces deux textes fort plaisants, dans lesquels les auteurs créent une complicité ironique avec le lecteur, montrent que la mer n’est vraiment pas un espace domestique. Nous n’y sommes que tolérés et toujours la proie d’inévitables déboires. Néanmoins, elle est ouverte à tous, comme le répète inlassablement l’évêque, cherchant à prévenir une coupable tentation : « La vie de la galère, Dieu la donne à qui la veut. Amen. » La rumeur populaire est railleuse : elle fait accroire que Guevara serait mort en mer, au large du Cap-Vert…

Tous les articles du n° 129 d’En attendant Nadeau