Le sordide et le céleste

Dans Hotel Andromeda, l’écrivain britannique Gabriel Josipovici met en scène une historienne d’art fascinée par l’œuvre de l’artiste américain Joseph Cornell (1903-1972), connu pour ses boîtes surréalistes, composées de cloisons et de passerelles entre l’abject et le sublime. Reflètent-elles le rapport entre l’isolement de l’intellectuel et la dure réalité des pays en guerre, comme la Tchétchénie ?   


Gabriel Josipovici, Hotel Andromeda. Trad. de l’anglais par Vanessa Guignery. Quidam, 167 p., 19 €


Il y a une ambiance de jardin à la française chez Gabriel Josipovici, qui est né à Nice : un classicisme ciselé, des espaces bien délimités, des contrastes entre la poésie et la rigueur. La sauvagerie de la nature se laisse entrevoir par bribes, à travers des discussions policées. Comme il l’a déclaré dans l’entretien qu’il nous a accordé, ses romans sont soit des monologues d’un narrateur peu fiable, soit des dialogues.

Hotel Andromeda ne déroge pas à la règle : à part des extraits de l’essai que rédige l’héroïne, l’intrigue est presque exclusivement composée de conversations. Elles se déroulent pour la plupart dans un seul lieu, l’immeuble où habite Helena, écrivain en panne d’inspiration pour sa monographie consacrée à Cornell : d’abord, au dernier étage, dans le logement d’une vieille dame qui l’invite régulièrement pour le thé ; ensuite, dans son propre appartement, où elle héberge provisoirement un photographe tchèque ayant fui la Tchétchénie ; et, enfin, dans la demeure de Tom, poète amoureux d’elle.

Hotel Andromeda, de Gabriel Josipovici : le sordide et le céleste

Gabriel Josipovici © D.R.

Ces divers compartiments offrent au lecteur une vision globale de l’habitation, comme si on regardait une maison de poupée, ou une œuvre de Cornell. Une fois n’est pas coutume, on a l’impression que rien ne se passe, l’information échangée par les personnages paraît banale, anodine, la répétition des mots et des idées suggère un certain ennui, non sans rapport avec les dialogues de Beckett, si ce n’est qu’ici le cadre est plutôt cosy, à l’instar des romans précédents de Josipovici, dont Infini. L’histoire d’un moment, Moo Pak ou Dans le jardin d’un hôtel.

Et pourtant… il y a de l’agitation et du tourment. Dans l’appartement lumineux du dernier étage, Helena partage avec la vieille dame ses doutes et ses angoisses. Elle souffre du silence de sa sœur, qui est partie il y a longtemps vivre en Tchétchénie, où elle travaille dans un orphelinat, et qui ignore les lettres envoyées par Helena. Cette dernière évoque ses blessures, sa conviction de n’être, aux yeux de sa sœur, qu’une « bonne vieille historienne d’art barbante dans cette bonne vieille ville de Londres barbante ».

La liberté de l’intellectuel est-elle en conflit permanent avec ses liens familiaux ? Selon un vieux proverbe chinois, « qui est mauvais frère n’a point d’amis ». Helena a beau être entourée de l’affection de ses voisins, elle pense sans cesse à sa sœur lointaine, elle imagine le mépris d’Alice. Quant à Cornell, c’est un homme-enfant n’ayant jamais quitté le nid : « C’est la fin de sa vie. Il a soixante-et-un, soixante-deux ans. Il a perdu les deux personnes qui occupaient une place centrale dans sa vie, son frère handicapé et sa mère philistine et dominatrice. C’est un vieil homme assis dans son jardin à l’arrière de la maison. » Le contraste entre sa renommée internationale – il reçoit des visiteurs illustres – et la modestie de son existence quotidienne est saisissant. Selon Diane von Fürstenberg, lorsqu’il recevait ses invités à l’heure du thé, il ne sortait qu’un seul sachet de la boîte. Pour la deuxième tasse d’eau chaude, il faisait de nouveau circuler le même sachet de thé.

Hotel Andromeda, de Gabriel Josipovici : le sordide et le céleste

De telles disparités nourrissent son travail, notamment une série de boîtes réalisées dans les années 1950 avec les hôtels et les étoiles, dont la plus émouvante est la mini-série Hotel Andromeda. Dans la plus belle boîte, le nom de l’hôtel, en partie dissimulé, semble être Grand Hôtel de l’Observatoire, mais, au-dessus, en lettres majuscules, se trouve le nom ANDROMEDA, tandis qu’en bas on peut discerner des fragments qui s’estompent : AND EL DE L’UNIV. C’est comme s’il s’agissait du Grand Hôtel de l’Univers. Helena explique la transmutation dans son essai : « En réalité, à Besançon ou au Havre ou n’importe où, ce n’était sans doute qu’un établissement délabré et miteux parmi d’autres, avec une seule salle de bains par étage pour laquelle il fallait payer un supplément, et une armoire qui occupe la moitié de la pièce et dont la porte ne cesse de s’ouvrir même quand vous êtes certain de l’avoir fermée à clef. Pour Cornell, toutefois, le nom est magique. »

Helena estime que Cornell est le seul à avoir ainsi réussi à mêler « le sordide et le céleste, le réel et l’idéal », que son travail dépasse celui de Hopper, qu’il rappelle la description de Proust des demoiselles du téléphone comme « anges médiateurs de notre temps », mais l’image de Proust serait optimiste alors que, chez Cornell, on reste dans l’ambiguïté : faut-il privilégier le côté sordide évoqué par le papier à lettre, ou plutôt l’émerveillement qu’on ressent devant le nom d’Andromède et son magnifique corps bisexué, peint au pochoir par Cornell, à la fois « un athlète désirable, une princesse d’antan et une constellation visible dans les cieux » ?

L’ambiguïté est la tonalité de Gabriel Josipovici. À une époque où elle est en train de disparaître, c’est la marque de génie de ce grand écrivain.

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