Petite fille dans les années 1970, une femme se retourne sur son passé et se souvient de son enfance. Elle se souvient de Jacques, son père disparu alors qu’elle avait seulement vingt ans, emporté par une maladie que le monde entier était en train de découvrir et qui ferait bientôt des ravages. Dans un texte délicat, Constance Joly dresse avec Over the rainbow le portrait intime de ses liens familiaux, à distance de ceux vécus par les filles de son âge ; en filigrane, elle évoque aussi une époque d’émancipation, synonyme d’une vie plus intense, même si elle n’exclut pas qu’il faille à ceux qui la traversent payer le prix fort de leur affranchissement.
Constance Joly, Over the rainbow. Flammarion, 180 p., 17 €
Le livre de Constance Joly repose sur des jeux de regard qui se croisent et se superposent : celui d’une adulte sur elle-même, enfant, puis adolescente ; celui de la narratrice sur ses parents, jeune couple d’intellectuels que l’homosexualité du père fait voler en éclats. Si des scènes heureuses témoignent des premières années du mariage, si la naissance de cette enfant, prénommée Constance, semble venir sceller un lien, dès le départ pourtant le ver est dans le fruit. Sur la photo prise le jour des noces, l’allure trop figée du mari à la sortie de la cathédrale de Nice semble en être le signe. Les goûts communs pour l’art, l’amour de la littérature italienne enseignée par l’un et par l’autre, les convictions, les amis partagés, la découverte ensemble de Paris et de son bouillonnement de l’année 68, tout cela lie le couple mais ne suffit pas.
En de brefs tableaux venant successivement éclairer une scène, un moment fondateur, comme autant d’instants remontés du passé, Constance Joly reconstitue ce qu’elle imagine être le cheminement de son père vers la découverte et l’affirmation de ses goûts sexuels. Elle part ainsi à la rencontre d’un homme dont elle devine les joies et les doutes, malgré sa part d’énigme. Pour rendre compte de cette quête, elle choisit l’interpellation et le tutoiement, dans ce qui ressemble à une longue missive adressée à ce père à la fois proche et lointain. « J’ai l’impression de tricoter à grosses mailles en écrivant pour te sortir de l’ombre », lui dit-elle ainsi.
La révélation de Jacques à lui-même, irrépressible, ne s’accomplit pas sans dommages collatéraux pour l’enfant de sept ans qu’est alors Constance, comme pour Lucie, sa mère. Par touches, la narratrice évoque sans mélodrame le vide laissé par le départ de son père, le désarroi d’une femme délaissée pour un autre et sa propre solitude de petite fille. Il y aura dès lors dans l’existence de Constance, d’un côté le monde de sa mère avec ses couleurs, ses sons et ses odeurs, de l’autre celui de son père, bien différent, fait de tonalités à lui. Le dévoilement de ses amours est aussi l’occasion de découvertes, pour Jacques bien sûr qui expérimente de nouveaux modes de séduction, mais aussi pour sa fille qui, dès son plus jeune âge, fait, grâce à son père, l’apprentissage du désir, de l’accomplissement de soi et d’une intense gourmandise de la vie. Non, l’homme qui habite l’appartement de son père n’est pas seulement un « copain », comme elle l’a d’abord cru, mais son petit ami, son amant, celui qui partage ses nuits.
En 1976, l’homosexualité est encore scandaleuse – le roman de Constance Joly en porte témoignage. Elle figure toujours sur la liste des maladies mentales et l’âge de la majorité sexuelle diffère selon qu’on considère les relations entre personnes du même sexe ou de sexes opposés. Socialement, elle est mal acceptée, y compris dans les milieux les plus ouverts ou prétendus tels ; à l’université où il enseigne, on menace de révéler l’homosexualité de Jacques. Des amis s’éloignent, une partie de la famille se détourne. Et pourtant ce sont d’abord des années de jouissance et de plénitude, d’amour et de plaisir, qui s’ouvrent pour celui qui s’affirme enfin. Mais l’horizon n’est pas toujours bleu ; quelque part en ce milieu des années 1980, il s’assombrit même brutalement car Jacques est frappé du sida, ce « cancer gay » qu’on ne sait pas guérir. Il s’éteint à l’hôpital Rothschild au début de la décennie suivante, laissant sa fille profondément ébranlée.
Narratrice de sa propre vie, Constance Joly s’inscrit dans une veine contemporaine d’écriture de soi dont les représentants sont nombreux et les voix diverses. Si elle sait évoquer avec distance les heures sombres de son enfance et de sa jeunesse, c’est au prix d’un évitement des événements dans leur nudité, de la souffrance dans sa crudité et parfois sa laideur. Sans doute inspirée par le beau cinéma léger aimé par son père – qu’illustrent les comédies musicales de ses collections –, Constance Joly a écrit une histoire sensible, mais qui ressemble parfois un peu trop aux jolis mots du refrain d’une chanson.