Traduire le bruit de l’Odyssée

Il existe déjà une grosse vingtaine de traductions françaises disponibles de l’Odyssée, mais celle qu’Emmanuel Lascoux vient de publier apporte une touche aussi personnelle qu’appréciable à l’édifice narratif que les aèdes grecs commencèrent à bâtir au huitième siècle avant notre ère.


Homère, L’Odyssée. Trad. du grec ancien par Emmanuel Lascoux. P.O.L, 496 p., 23,90 €


Souvent, la partie la plus intéressante de la retraduction d’un classique est la préface, parce que le traducteur y explique pourquoi il s’est lancé dans cette tâche, le résultat qu’il vise et les choix qu’il a faits. En effet, traduire, c’est avant tout choisir, privilégier tel aspect du texte plutôt que tel autre, tout simplement parce que, pour des raisons de syntaxe, de lexique ou de références culturelles distinctes, la langue d’arrivée ne permet pas de restituer l’ensemble du texte et du sous-texte présents dans l’original. Ainsi, ce qui va différencier une traduction de celles qui l’ont précédée, ce n’est pas sa « qualité », mais sa visée, et retraduire consiste principalement à mettre en avant une nouvelle facette de l’œuvre, à en faire une nouvelle lecture.

Emmanuel Lascoux traduit le bruit de l’Odyssée

« Les aventures d’Ulysse » par Apollonio di Giovanni (entre 1435 et 1445) © Art Institute of Chicago

Alors, quelle était la visée d’Emmanuel Lascoux quand il s’est attaqué à cette traduction ? Donnons-lui la parole : « La langue d’Homère n’a jamais été parlée par personne d’autre qu’Homère, c’est-à-dire les aèdes. C’est une multi-langue artificielle, “littéraire” […]

Alors, puisque la biodiversité grecque disparaît dans le bain du français, il faut la faire renaître autrement […]

Voici les gestes que je m’autorise : d’abord, développer le mot […]

Mêler suffisamment les registres pour […] que la polyphonie s’entende […]

Pour les seconds rôles, je puise aux jarres régionales, et sociales : Eumée aura l’accent et quelques tours clairement du Midi […] J’imagine, en revanche, un accent citadin pointu pour Antinoos […]

j’ai laissé gagner le récit, au grec plus policé, par la syntaxe débridée du dialogue. […]

Enfin, j’ai voulu tout bruiter. »

Voilà donc le plan de route, les critères qu’Emmanuel Lascoux va privilégier dans son rendu : l’oralité et la spontanéité (« Ha ha ! », « Pardi ! »), les sons (le texte est ponctué d’onomatopées « Crac ! » « Paf ! »), et un « montage » somme toute cinématographique du récit où une voix off vient rythmer les scènes dialoguées.

Mais, à la lecture, que ressort-il de tout cela ? Eh bien, on s’éloigne indubitablement du ton de la tragédie classique que d’autres traducteurs ont adopté, et ce nouvel Ulysse apparaît matois plutôt qu’ingénieux, roublard plutôt que rusé. De manière générale, les différents protagonistes sont plus typés, leur caractérisation semble plus travaillée, ce qui les rend plus identifiables et plus attachants. On y perd un peu du caractère épique, mais on y gagne un parfum d’aventure, une proximité avec les personnages qui, comme ils parlent dans une langue à laquelle notre oreille est habituée, nous permet de mieux ressentir leurs motivations. Le ton direct, la phrase simple et sans arabesques, les différentes adresses du narrateur – « vous voyez ! » « souvenez-vous ! » – donnent au lecteur l’impression d’être devant l’aède, à la veillée, en train d’écouter les mésaventures d’Ulysse juste après qu’il les a vécues. Parfois, la distorsion est extrême, comme en témoigne l’exemple suivant.

Emmanuel Lascoux traduit le bruit de l’Odyssée

« Le retour d’Ulysse » ou « Pénélope et ses prétendants » par Pinturicchio (vers 1509)

La traduction littérale du vers grec (chant VIII, 320) :

« Parce qu’il avait une fille belle, mais incapable-de-tenir-son-cœur »

Dugas-Montbel, en 1833 :

« Sa fille est belle, sans doute, mais elle est sans pudeur. »

Ulysse de Séguier, en 1896 :

« Elle est bien belle, mais ne dompte pas ses sens. »

Médéric Dufour et Jeanne Raison, en 1934 :

« Car elle peut être belle, elle n’a pas de pudeur ! »

Mario Meunier, en 1943 :

« … sa fille qui est belle, mais trop dévergondée. »

Emmanuel Lascoux, en 2021 :

« Oui, elle est jolie, sa fifille, mais question fidélité, zéro ! »

La rupture est flagrante. Bien sûr, cette approche ne plaira pas à tout le monde. On trouvera certainement des gardiens du temple prêts à défendre la « fidélité à l’original » – sans comprendre qu’ils ne défendent que la fidélité à l’idée qu’ils se font de ce dernier –, et à déplorer les anachronismes culturels ou lexicaux introduits par Lascoux (« millimètre », par exemple). Mais l’argument est spécieux, parce qu’en réalité tous les mots et toutes les tournures de l’ensemble de ces traductions sont anachroniques, puisque le français n’existait pas au VIIIe siècle av. J.-C., et qu’à ce compte-là « mais elle est sans pudeur » l’est autant que « question fidélité, zéro ! ».

Ce qui amène à un concept fondamental en matière de traduction : on traduit pour son époque, on traduit pour les vivants ! Contrairement à l’idée que le grand public se fait de la chose, une traduction n’est pas la fixation pérenne d’une « vérité » du texte original rendue par magie accessible à un lecteur qui ne parle pas la langue source, mais simplement l’idée que le traducteur se fait de cette « vérité », retranscrite dans la langue cible que parlent ses contemporains. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on retraduit. Ce n’est pas que les traductions vieillissent, c’est que, au fil du temps, les contemporains d’une traduction meurent et sont remplacés par des gens qui parlent une autre langue. Remarquons que la langue source évolue tout autant, mais ses locuteurs semblent généralement mieux l’accepter quand ils lisent, probablement parce que la « relation » qu’ils entretiennent avec le texte et son auteur ne nécessite pas l’intervention d’un tiers, le traducteur, et que cette altérité langagière leur paraît donc plus légitime.

Les éditions P.O.L précisent en quatrième de couverture que ce texte est une « vision vocale » et une « version française » du poème d’Homère, mais, comme il est d’ailleurs indiqué sur la couverture, il s’agit bien d’une traduction de l’Odyssée. Une traduction à part entière, joyeuse, vivante, et plutôt bienvenue.


Dans son numéro 93, EaN rendait compte d’un volume rassemblant tous les textes attribués à Homère.

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