Les lettres du Bon Dieu à une adoratrice

« Vous étiez l’unique point lumineux et directeur dans ma vie. Vous étiez pour moi comme le Bon Dieu », déclare Anita Forrer, alors âgée de vingt-cinq ans, à Rainer Maria Rilke lors de leur deuxième et ultime rencontre, en août 1926. « Quel terrible malentendu », lui répond le poète. Dans sa toute première lettre à Rilke, du 2 janvier 1920, la jeune Suissesse écrivait déjà : « Je crois en vous. » Sa dernière rencontre avec son idole s’était aussi mal passée que la première, le 4 octobre 1923, après laquelle Rilke avait cessé de répondre à ses lettres. Face à son dieu, elle était restée muette, pétrifiée d’admiration, et cette rencontre ne lui avait permis que de se convaincre du fait « que les poètes mangent et boivent comme nous autres mortels ».


Rainer Maria Rilke, Lettres à une jeune poétesse. Correspondance avec Anita Forrer 1920-1926. Édition de Magda Kerényi. Trad. de l’allemand par Jeanne Wagner et Alexandre Pateau. Bouquins, 250 p., 19 €


L’édition allemande de cette correspondance, publiée en 1982, ne portait pas le titre Lettres à une jeune poétesse, ajouté dans l’édition française en écho aux célèbres Lettres à un jeune poète de Rilke. Ces dernières avaient été publiées en 1929, trois ans après la mort de Rilke, puis rééditées et plusieurs fois traduites en français sans les lettres du correspondant de Rilke, Franz Xaver Kappus, que ce dernier avait eu la modestie de ne pas mettre en regard de celles de l’illustre poète. Il fallut attendre 2019 pour disposer d’une édition comportant aussi les lettres de Kappus et 2020 pour la traduction française de cette correspondance restituée dans son intégralité.

La correspondance de Rilke et d’Anita Forrer, au contraire, ne cache rien des moindres messages envoyés par la jeune femme au poète qu’elle adulait. Grâce à la documentation complémentaire ajoutée par les traducteurs, la présence d’Anita Forrer est encore plus grande dans l’édition française. Pourtant, le déséquilibre est évident entre les missives de l’une, touchantes, mais parfois fades et maladroites, et la prose flamboyante de Rilke. C’est plus tard seulement qu’Anita Forrer affirmera sa personnalité, en particulier à la fin des années 1930, lorsqu’elle vivra avec l’écrivaine, photographe et aventurière Annemarie Schwarzenbach dont elle sera l’exécutrice testamentaire. Dans ces lettres, elle apparaît comme l’une de ces jeunes admiratrices de Rilke dont parlait Claire Goll avec une indulgente ironie : « Le hasard nous révélait un confident qui comprenait notre besoin de prosternation […] et devenait ainsi l’intermédiaire entre notre ciel et la terre, touchant, comme pourcentage, nos premières larmes. […] Désormais, nos cœurs ne battirent plus qu’au rythme des vers de Rilke » (Claire Goll, Rilke et les femmes, éd. Falaize, 1955).

Lettres à une jeune poétesse : la correspondance Rilke-Anita Forrer

Portrait de Rilke par Paula Modersohn-Becker (1906)

Le goût de l’auteur des Élégies de Duino et des Sonnets à Orphée pour l’écriture épistolaire est un de ses traits les plus singuliers. Environ sept mille lettres de Rilke ont déjà été publiées. On estime à cinq mille le nombre de ses lettres encore inédites. Nulla dies sine epistola… La productivité épistolaire de Rilke ne faiblit pas dans les périodes où se préparent ses chefs-d’œuvre : en 1922, au moment où il achève les Élégies de Duino et compose les Sonnets à Orphée, il fait allusion à « l’achèvement de ses travaux » qui ont « causé bien de la distraction et de l’interruption » dans sa correspondance, et il ajoute : « L’essentiel a été remis à plus tard. » De toute évidence, il suivait lui-même la maxime qu’il énonçait en janvier 1920 dans une de ses premières lettres à Anita Forrer : « Cédez toujours avec zèle à la pulsion de mettre quelque chose sur le papier […] avec pour seul désir d’être authentique ».

Sans doute Rilke jouissait-il aussi de son emprise sur l’âme de cette admiratrice éperdue qu’il connaissait à peine et qu’il s’était empressé de prendre sous son aile protectrice tout en la foudroyant de son verdict implacable au sujet des vers que la malheureuse avait eu l’imprudence de lui envoyer. « En ce qui concerne vos petites « tentatives », lui écrit-il en janvier 1920, vous seriez effrayée si je pouvais vous montrer à quel point ces petits vers sont vagues et insignifiants. » Anita Forrer accepte la sentence, elle remercie même Rilke de lui avoir parlé « comme le ferait un grand frère » et s’écrie : « Comme il doit être beau de parcourir la vie en vous ayant pour maître. » Rilke saisit la balle au bond et lui répond : « J’ai pris mon rôle de maître, avant même qu’il m’ait été confié, par son versant le plus sévère, car les petits vers étaient vraiment très peu satisfaisants à mes yeux. […] Je fus donc sévère et promets de l’être toujours, dans l’attente joyeuse de ces moments où il me sera permis de n’être que clémence, approbation et pleine reconnaissance ». Cette correspondance de jeunesse avec le grand poète eut une importance déterminante dans l’existence d’Anita Forrer, confiera-t-elle beaucoup plus tard. Mais, sur le moment, on a le sentiment que la proximité inaccessible de cet illustre correspondant qui lui prodigue généreusement ses splendides missives tout en cultivant cette « passion de la distance » que Nietzsche prête à son Zarathoustra aura plongé la jeune femme dans une véritable crise existentielle : « Jamais ma nullité ne m’était apparue si clairement », écrit-elle à Rilke en mai 1922.

Anita Forrer avait bien du mal à trouver son fil d’Ariane dans la géométrie labyrinthique dont lui parlait Rilke le 22 décembre 1920 : « Il me semble que je peux malgré tout garder vos mots et les faire valoir comme une construction auxiliaire dans la géométrie du cœur qui a besoin d’un point extérieur afin de maîtriser, autant que faire se peut, les distances et les rapports qui régissent l’espace insondable du sentiment. […] Voilà ce que sait le maître, et à ce sujet, il doit absolument affirmer sa sagesse et sa supériorité ». Rilke s’était peut-être imaginé sa relation épistolaire avec Anita Forrer sur le modèle de la correspondance de Goethe avec Bettina von Arnim que celle-ci a publiée en 1843 sous le titre Correspondance de Goethe avec une enfant [1] ? « Avons-nous jamais parlé de Bettina von Arnim ? Avez-vous lu sa merveilleuse correspondance avec Goethe ? », écrit Rilke à Anita Forrer le 29 novembre 1920. Dans ses Lettres à un jeune poète, déjà, il évoquait « cette étrange Bettina [qui] a, par toutes ses lettres, créé de l’espace et comme un monde aux dimensions élargies ». Mais Anita n’était pas Bettina.

Cela n’empêchait pas Rilke de juger Anita Forrer digne de recevoir ses confidences. Sa lettre du 13 janvier 1920 insiste sur la difficulté qu’il éprouve à surmonter la rupture des années de guerre : « Les cinq bouleversantes années écoulées ont ouvert en moi d’abyssales interruptions ; une réflexion et une concentration laborieuses seront nécessaires afin de les surmonter et de poursuivre ces travaux intérieurs que j’avais – ah ! et avec quelles espérances ! – entamés en 14. » Et, en février 1920, il raconte cette anecdote : « Un jour, à Paris, je me suis arrêté sur un pont et j’ai vu, de loin, dans une petite rue pavée descendant vers la Seine, le corps d’un suicidé drapé dans une toile cirée – on venait de le sortir de l’eau. Soudain, j’ai entendu une voix résonner près de moi : c’était un jeune charretier en bleu de travail, très jeune […] Il me dit en clignant de l’œil : « Dites donc, celui-là, s’il a pu encore faire ça, il aurait bien pu faire autre chose. » […] Depuis ce jour, j’ai compris que même le pire, le désespoir, n’est qu’une plénitude, un trop-plein d’être qu’il est possible de retourner en son contraire par une seule résolution du cœur ». Ce passage fait penser à l’évocation, dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge, du masque mortuaire de l’inconnue de la Seine « que quelqu’un a copié à la morgue parce qu’il était beau, parce qu’il souriait toujours, parce que son sourire était si trompeur ».

C’est grâce à ces nombreux passages, où l’auteur cesse de jouer face à Anita Forrer les directeurs de conscience, que ce volume de correspondance mérite de prendre place au premier rang de la bibliothèque rilkéenne.


  1. La traduction française de cette correspondance entre Goethe et Bettina von Arnim, publiée en 1843, a été rééditée en 2020 aux éditions Le Passeur, sous le titre Le monde n’a pas besoin de savoir que tu m’aimes.

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