On pourrait croire que le métier de journaliste d’agence est aussi impersonnel qu’une dépêche. C’est tout l’inverse que propose Sophie Bouillon avec Manuwa Street, du nom de la rue de Lagos où, directrice adjointe du bureau de l’AFP au Nigeria, elle vit depuis 2016. Son livre raconte l’histoire d’un tournant : dans la vie d’un pays, mais aussi dans celle d’une journaliste sur place – le tournant de l’année 2020.
Sophie Bouillon, Manuwa Street. Premier Parallèle, 140 p., 16 €
Bien que son rôle soit central dans la chaîne de l’information mondiale, comme celui de ses nombreux collègues qui fournissent les rédactions, le nom de Sophie Bouillon n’apparaît pas en bas de ses articles. Longtemps « pigiste », elle a signé de nombreux reportages en Afrique, pour Libération ou la revue XXI (obtenant le prix Albert-Londres pour l’un d’entre eux, au Zimbabwe), où elle faisait toujours ressentir la présence de la reporter auprès de ses interlocuteurs, mais sans effets de manche, dans une riche écriture de la description autant que de la nuance et de l’implicite. Puis, comme elle le raconte au début du livre, elle a choisi une autre vie de journaliste, qui ne dépend plus des sujets du moment, ni des tarifs de pige : la vie d’agencière.
Quand, en décembre 2012, le Time Magazine titrait « Africa Rising », le pays de Chinua Achebe – l’auteur en 1958 de Things Fall Apart (Tout s’effondre) – était en pleine ascension. Puissance économique montante, forte de sa production pétrolière, de sa démographie, de son implantation en Afrique de l’Ouest comme dans le monde anglophone, le Nigeria devait être la figure de proue du continent. Sophie Bouillon raconte avec une grande lucidité l’enthousiasme des Occidentaux qui a entouré l’effervescence nigériane, oublieux des versatilités du capitalisme contemporain dont Lagos, capitale de près de vingt millions d’habitants, concentrait autant les difficultés que les grandes espérances.
Mais la journaliste arrive quand la fête est finie : tout juste après l’élection en 2015 de Muhammadu Buhari, le premier président issu de l’opposition ; le cours du baril dégringole, et avec lui celui du naira (la monnaie nigériane). La crise économique stoppe net le développement du pays et de sa capitale. Au même moment, les attentats et les enlèvements de Boko Haram se multiplient… Et « l’Afrique était redevenue l’Afrique. Les journalistes sont partis », conclut amèrement Sophie Bouillon. Ceux qui restent s’habituent à la violence quotidienne d’une ville-monstre dont les habitants sont délogés à coups de « déguerpissements » – autre nom des démolitions et reconstructions pour relancer une économie corrompue par l’urbanisation à tout-va.
C’est justement une de ces « évacuations forcées » qui constitue le premier tournant raconté par Manuwa Street. En janvier 2020, les 10 000 habitants de Tarkwa Bay, une communauté ancienne installée près du port de Lagos, sont chassés par la police. Sophie Bouillon est témoin de la destruction, comme elle assiste, peu de temps après, à celle d’un autre quartier par une explosion de gaz. Dans ces pages, on ressent l’émotion de la journaliste, au-delà de sa « neutralité » supposée, mais on perçoit aussi que ce sont là des événements personnels. Son écriture, à la fois pudique et entraînante, relie l’actualité et le temps long, l’extérieur et l’intime, l’enfant de Vesoul et la journaliste à Lagos qu’elle est.
C’est ensuite le début de l’épidémie de Covid-19 qui va introduire un deuxième tournant, et va donner un autre fil directeur au livre ; parmi les nombreuses publications actuelles sur le sujet, le livre de Sophie Bouillon a cette qualité précieuse de nous faire voir l’année que nous venons de passer enfermés de part et d’autre du monde en nous décentrant. Alors qu’on s’est vite félicité de la faible propagation du virus en Afrique, elle rappelle la violence avec laquelle l’économie populaire nigériane a été brutalement mise à l’arrêt : « Pendant qu’en Europe, tous les soirs, on applaudissait aux fenêtres pour donner du courage aux soignants, Lagos tapait sur des casseroles et des bidons pour effrayer les criminels et éloigner les affamés. » Capturant ce moment de l’arrivée d’un virus « chinois » ou « d’Européens », l’étrangère observe aussi ce moment où la réalité sociale du Nigeria dépasse l’image qu’elle s’était faite du pays et de la place qu’elle y occupait : « « On pensait qu’il était normal de parcourir le monde et d’en traverser les frontières. On se disait qu’on ne vivait pas vraiment loin […] Les rôles étaient inversés. Le Corona était le virus de la mondialisation, et j’étais devenue vecteur de transmission ». Avec, toujours, le désir de relier les deux mondes : « Mes deux continents se rejoignaient donc ici […] nos histoires convergeaient et allaient se mélanger ».
Troisième tournant vécu au Nigeria, la grande révolte populaire contre le pouvoir qui a suivi le confinement (lequel n’a pris fin qu’à l’été 2020), déclenchée par une vidéo montrant un homme abattu par des policiers. Dans « cette région du monde où plus rien n’a d’importance », c’est « une tragédie mineure, à laquelle nous sommes tous habitués », reconnaît Sophie Bouillon. Et pourtant : écrasée par les contraintes du confinement, la jeunesse de Lagos et d’ailleurs a trouvé l’énergie de manifester contre les violences de l’État et leur impunité, mais aussi contre les inégalités sociales et la corruption. Si l’on raconte l’histoire de cette année d’un point de vue seulement européen, l’événement n’en est pas un. Ce livre nous permet de l’intégrer à une chronologie plus vaste des événements, en saisissant un dernier tournant, plus émotionnel, qui peut être celui de tout un pays, d’une journaliste mais aussi du lecteur – quand ce qui allait de soi n’a plus rien d’évident. Sophie Bouillon nous montre que, dans l’urgence du présent, on peut quand même faire de bons livres.