Tout en fragments, le premier roman d’Oana Lohan brasse les lieux et les dates d’une mémoire individuelle dont le point mort est une nuit de la révolution roumaine de 1989. De cette constellation désordonnée, où rien ne semble aboutir, s’élève pourtant la chirurgie réparatrice d’une migration. Mars Violet donne une couleur au je-ne-sais-quoi qui caractérise tout passage d’une société, d’un pays, d’un âge à un autre.
Oana Lohan, Mars Violet. Les éditions du Chemin de fer, 178 p., 16 €
Dans la tourmente de l’insurrection bucarestoise du 23 décembre 1989, Dan, la vingtaine, un ami de la narratrice, est tué d’une balle. Lucia et d’autres le cherchent cette nuit-là dans toute la ville – il les attend, « vert », dans une morgue. Au cours d’une virée sombre, douloureuse, dans les souvenirs, se déroule étape par étape une quête dont l’issue est connue dès les premières pages, comme si la répétition échouait à la rendre plus crédible.
On revient sans cesse à cette nuit, on se frotte les yeux pour y déceler l’après qu’elle couve, on y devine les germes de ce qui, à la suite de la chute de Ceaușescu, met fin à la Roumanie communiste tout en poussant la narratrice à partir. Si elle décide plus tard de se réinstaller dans son pays natal, elle repartira une seconde fois, cette fois maîtresse d’une décision plus personnelle que circonstancielle. Mais l’impossibilité de revenir définitivement au pays l’interroge au point de provoquer une archéologie de sa propre migration : « On ne fait pas le coup de partir à chaque fois » est la sentence qui lance et justifie le livre.
Autour du noyau central qu’est le 23 décembre 1989 tournent en orbite d’autres dates et d’autres villes, autant de micro-événements qui se distinguent les uns des autres selon qu’ils lui sont postérieurs ou antérieurs. Une scission au cœur même de la voix qui porte le récit vient se superposer à cette première fragmentation. Le « je » que l’on rencontre majoritairement est celui qui vit dans sa chair la révolution et ses conséquences, c’est le « je » de la conscience politique et de la migration, qui se construit à mesure qu’il évolue de Bucarest à Paris, en passant brièvement par Strasbourg et Londres, chaque partie étant introduite par le nom d’une ville. L’envers de ce « je » en miettes est le « elle » entier de « Lucia », l’avatar enfantin de la narratrice qui, lui, parce qu’il est protégé des bouleversements à venir et encore ancré dans un territoire familier, un socle social stable et apparemment immuable, peut parler en son nom sans se cacher derrière une ville. Oana Lohan bâtit finement l’ambiguïté de ce face-à-face, où la douce nostalgie pour celle d’avant la migration est confrontée au constat que l’accès au « je » adulte, homosexuel, avec une vie à soi, s’est fait précisément par rupture avec elle.
Souhaitant sonder les tenants de cette nuit décisive, Oana Lohan explore et reconstitue par la mémoire son avant, son après, son pendant, qu’elle revisite avec une attention proustienne aux saveurs, aux odeurs, aux textures. Sous l’égide de Frances Yates, dont elle lit L’art de la mémoire, la narratrice s’organise : « Je découvrais avec émoi et étonnement la meilleure façon de ranger ce qu’il faut retenir dans un espace connu et comment appliquer les lois de l’art de la mémoire. » Au lieu de déambuler d’une pièce à l’autre, c’est à partir d’un espace-temps auquel on a tordu le cou qu’Oana Lohan invoque une mémoire. Ses dessins qui enserrent le livre sont autant de flashs monochromes, d’attentions portées à ces détails pris dans un maelstrom révolutionnaire, des fleurs, une voiture, un immeuble, une scène : « Un gars tient haut perché un drapeau roumain dont il a arraché les armoiries. À leur place, un trou béant laisse passer les courants d’air qui froissent et défroissent le tissu dans un rythme vacancier fruste et décalé. »
À partir d’une situation initiale chaotique et dispersée, « le cirque grotesque de la Révolution roumaine » où « rien ne collait », se dessine finalement un tout : « À force de repasser les moments de décembre 89 dans sa tête, Lucia a fini par établir une réalité parallèle ». Devenue un moyen de se réapproprier son existence, de se ressaisir, de rassembler en une forme les courants qui l’auraient entraînée jusqu’à Paris pour ne plus être à leur merci, l’écriture s’apparente finalement à cet énigmatique « mars violet », dont la définition, étonnante, en première page (« Pigment brun rouge à tendance violacée, obtenu du XVIe au XIXe siècle par broyage des corps carbonifères des momies »), colore ce qui suit. Mars Violet recréerait donc pêle-mêle, en couleurs vives, ce qui n’est plus, ce qui a avorté ou déçu, que ce soit cette nuit de révolution, les promesses du capitalisme, le soi d’avant la migration…
S’inscrivant dans la magnifique histoire des écrivains roumains francophones, Oana Lohan a choisi elle aussi d’écrire depuis l’autre rive de la migration, en français. C’est dans cette langue qu’elle forge son récit de soi, que le « je » de la migration et le « elle » roumain se superposent, performant une identité finalement indivise, recomposant le paysage intérieur qui s’était morcelé après décembre 1989. On peut y voir un exil choisi du roumain, une migration dans la langue ; ou bien une traduction en abîme, une extension de la traduction de sa mémoire en mots, à laquelle la distance du français se prête peut-être mieux que la familiarité du roumain. Ou bien il faut se laisser guider par le titre, et voir dans Mars Violet la métamorphose comme principe d’écriture, par-delà l’histoire. Où, semblable aux corps des momies devenus pigment, le vertige d’un déracinement serait sublimé en un entre-deux déterritorialisé, produisant une langue élastique, qui jamais ne se pose, éternellement flottante entre pays d’origine et pays d’accueil.