Les escrocs de l’écran

Historienne des femmes et de la médecine, spécialiste de l’écrit épistolaire dans l’Europe des Lumières, Nahema Hanafi s’intéresse dans L’arnaque à la nigériane à un tout autre genre de lettres : les courriers électroniques envoyés par des escrocs pour arnaquer des internautes en leur faisant miroiter une promesse d’argent avant d’exiger une avance de frais. Polluant les boîtes aux lettres électroniques depuis le début des années 2000, ces spams sont parfois qualifiés d’« arnaque à la nigériane », car ils étaient à l’origine envoyés depuis le Nigeria, avant que l’escroquerie ne se répande dans d’autres pays du continent africain et au-delà. Interpellée par ces spams, qu’elle reçoit dans sa messagerie comme la plupart des internautes, Nahema Hanafi a décidé un beau jour de ne plus les effacer sans même y prêter attention, mais de mener l’enquête.


Nahema Hanafi, L’arnaque à la nigériane. Spams, rapports postcoloniaux et banditisme social. Anacharsis, coll. « Les ethnographiques », 288 p., 15 €


Loin d’être une invention nigériane récente, ce genre d’arnaque s’inscrit dans une histoire plus large dont l’origine remonte à l’escroquerie à la « prisonnière espagnole », en vogue en Europe dès le XVIe siècle : l’expéditeur de la lettre tentait de soutirer de l’argent à son destinataire en racontant avec force détails romanesques qu’il se battait pour faire libérer une riche jeune femme d’une prison étrangère où elle croupissait injustement. Au Nigeria, ce type d’escroquerie se diffuse dans les années 1970, d’abord par voie postale, puis sur internet quelques décennies plus tard, prenant une ampleur considérable grâce à ce nouveau médium qui en facilite l’extension massive. Dans les années 2010, le FBI classait le Nigeria en troisième position des pays émetteurs de spams frauduleux. Les États-Unis restent cependant loin devant, en tête du classement de la cybercriminalité internationale, les escroqueries y reposant sur la non-remise de marchandise ou le vol d’identité plutôt que sur une fraude à l’avance de frais. Ce constat permet de relativiser la place du Nigeria dans les escroqueries par internet, alors que l’on fait généralement à ce pays une réputation épouvantable en l’associant toujours aux pires exactions.

L’arnaque à la nigériane, de Nahema Hanafi : les escrocs de l'écran

Nahema Hanafi s’intéresse aux spams envoyés depuis la Côte d’Ivoire, pays qui joue un rôle pivot dans la diffusion des arnaques à la nigériane vers les internautes francophones. Son enquête repose sur l’analyse d’un corpus de spams reçus par elle ou mis en ligne sur un site internet recueillant les témoignages des victimes. Elle étudie les mises en scène des escrocs ivoiriens, appelés « brouteurs » dans l’argot local, en examinant les fausses identités qu’ils se construisent et la manière dont ils cherchent à gagner la confiance de leurs victimes en donnant à leurs courriers l’apparence de l’officialité ou à susciter l’empathie en s’inventant des maladies incurables. Elle montre comment les messages des escrocs exploitent les stéréotypes socioculturels des Européens sur l’Afrique, par exemple le cliché d’un continent misérable et corrompu que seule la charité humanitaire des Occidentaux pourrait sauver. Elle insiste en particulier sur la figure du riche expatrié européen derrière laquelle se cachent parfois les escrocs, mais qui ne représente en réalité qu’une fausse identité parmi d’autres (la pauvre orpheline, la jeune femme aguicheuse, le pasteur en quête de soutien…). Elle qualifie ces stratégies de travestissement de « masques blancs », reprenant le titre de l’ouvrage de Frantz Fanon, Peaux noires, masques blancs (1952), l’une de ses principales sources d’inspiration. En complément de ce corpus de spams, l’enquête s’appuie également sur l’étude d’une série de comptes Facebook et Instagram appartenant à des « brouteurs ». À l’abri de leurs pseudonymes, ils y mettent en scène leur réussite matérielle de manière ostentatoire. Ces identités virtuelles exposées sur les réseaux sociaux représentent, selon Nahema Hanafi, des « masques noirs » qui font pendant aux « masques blancs » que les escrocs revêtent dans leurs spams.

À partir de cette enquête à distance sur internet, Nahema Hanafi propose une lecture politique des arnaques à la nigériane. Reprenant le concept de « banditisme social » utilisé par l’historien britannique Eric Hobsbawm au sujet de la figure ambivalente des hors-la-loi, elle peint le portrait des cyber-escrocs en « bandits sociaux décoloniaux ». Puisque les victimes sont quasiment toujours européennes, ces escroqueries représenteraient une « revanche » des pauvres sur les riches, voire une façon de « réparer l’injustice sociale mondiale » et de « faire payer aux Blancs leur dette pour la colonisation et la traite négrière ». Les cyber-escrocs se voient ainsi reconnaître la qualité de « Robin des Bois décolonial ». Nahema Hanafi est toutefois consciente des limites de son interprétation, puisqu’elle admet que, comme n’importe quel fraudeur, les « brouteurs » ont tout intérêt à justifier leurs malversations en les présentant sous un jour plus honorable. Elle reconnaît également qu’ils ne défendent aucun projet politique articulé, mais que leurs escroqueries sont avant tout un « moyen individuel pour échapper à la misère ».

L’arnaque à la nigériane, de Nahema Hanafi : les escrocs de l'écran

Cette interprétation « décoloniale » des arnaques à la nigériane a cependant valu à Nahema Hanafi une violente polémique, déclenchée par une tribune parue dans le magazine Le Point et signée par Hubert Heckmann, universitaire spécialiste de littérature médiévale, membre actif de l’Observatoire du décolonialisme, un collectif d’universitaires obsédés par le danger supposément mortel que les études sur le genre ou la race feraient courir à la République française, une et universelle [1]. L’auteur de la tribune reproche à Nahema Hanafi de faire « l’éloge d’un système criminel » et d’encourager le « rejet des études ». Les cyber-escrocs ivoiriens sont un simple prétexte : si ce n’est pour les condamner, Heckmann n’a rien à en dire. La véritable cible de sa critique, c’est le « cas d’école » que représenterait cet ouvrage faisant l’apologie de l’idéologie décoloniale. Comme cela a été relaté dans les colonnes du journal Le Monde, cette tribune a été relayée dans les milieux d’extrême droite, contribuant à lancer sur les réseaux sociaux une campagne de harcèlement contre Nahema Hanafi, qui a subi un déferlement de haine raciste assorti de menaces [2]. On peut d’ailleurs suspecter que, au-delà des thèses du livre, son patronyme n’est pas pour rien dans le fait qu’elle ait été si violemment prise à partie. L’affaire est en tout cas typique des polémiques idéologiques « hors sol » qui touchent le champ académique en marge des vrais débats scientifiques, comme l’illustre encore la récente panique morale orchestrée par les milieux conservateurs autour du soi-disant péril « islamo-gauchiste » qui gangrènerait l’université française.

Contrairement à ses détracteurs qui se placent sur le terrain de l’indignation politique ou morale, mais ne se soucient guère en fait des spams frauduleux, Nahema Hanafi cherche à rendre compte de la réalité sociale qui existe derrière ce phénomène. Il s’agit de faire tomber les masques numériques derrière lesquels se cachent les cyber-escrocs africains. Pour cela, elle s’appuie sur les enquêtes menées en Afrique par des anthropologues qui ont pu les côtoyer directement : Yaya Koné, Boris Koenig et Sasha Newell pour la Côte d’Ivoire, Daniel Jordan Smith pour le Nigeria ou encore Jenna Burrell pour le Ghana [3]. Ces travaux, qu’elle cite abondamment, permettent de dresser un portrait des cyber-escrocs – des jeunes hommes issus des quartiers populaires des métropoles africaines – et de les montrer à l’œuvre dans les cybercafés, ce qui éclaire leurs activités illégales à la lumière des usages ordinaires d’internet, des sociabilités juvéniles et des cultures urbaines. Jenna Burrell souligne, par exemple, que les tentatives de cyber-escroquerie représentent le versant illégal des usages plus ordinaires d’internet pour contacter des étrangers et « tchatter » avec eux afin d’accumuler un capital social dont on peut espérer un jour tirer profit (en sollicitant de l’argent ou une invitation pour obtenir un visa).

L’arnaque à la nigériane, de Nahema Hanafi : les escrocs de l'écran

Cette enquête par procuration constitue cependant le point faible de l’ouvrage. Nahema Hanafi souligne qu’elle est historienne et qu’elle n’a pas souhaité s’« improviser anthropologue » en allant elle-même sur le terrain, elle revendique plutôt une certaine « distance » et l’« absence de dialogue » avec les cyber-escrocs – on relèvera d’ailleurs le paradoxe pour un livre publié dans une collection qui se nomme justement « Les ethnographiques ». Si cette précision a le mérite de la franchise, l’absence d’enquête ethnographique in situ l’expose au risque de la surinterprétation, dont Jean-Pierre Olivier de Sardan a bien souligné les dangers [4]. La posture décoloniale qu’elle prête aux cyber-escrocs repose sur une violence faite aux données puisque cela revient à leur prêter des intentions sans avoir les moyens d’étayer empiriquement cette interprétation autrement que par quelques bribes de discours ou par l’« empathie » qu’elle déclare éprouver à leur égard et qui lui permettrait d’accéder au sens caché de leurs actes.

Nahema Hanafi a certes raison d’affirmer que les escroqueries sur internet offrent un « observatoire des relations postcoloniales », les interactions en ligne entre les escrocs et leurs victimes rejouant d’une certaine façon les relations entre l’Afrique et l’Occident. Mais elle force son interprétation en grimant les cyber-escrocs sous les traits de Robin des Bois. Pour filer la métaphore qu’elle emploie elle-même, au lieu de les démasquer, elle leur rajoute un masque de sa propre confection. L’enquête ethnographique de Daniel Jordan Smith au Nigeria parvient à restituer avec davantage de finesse l’ambivalence des cyber-escrocs en replaçant leurs actes et leurs discours dans une « économie morale de la corruption », si l’on entend par là les stratégies sociales, les logiques culturelles et les valeurs morales qui sous-tendent les pratiques de corruption ordinaire et qui servent à les justifier aux yeux des acteurs [5]. Les petits escrocs qu’il a rencontrés critiquent unanimement une corruption généralisée profitant avant tout aux élites du pays, mais à laquelle ils participent pourtant eux-mêmes à une échelle plus modeste.

L’arnaque à la nigériane, de Nahema Hanafi : les escrocs de l'écran

Faute d’enquête in situ dans les cybercafés, l’ouvrage de Nahema Hanafi laisse également dans l’ombre la réalité prosaïque du « travail numérique » des escrocs, dissimulée derrière l’affichage ostentatoire de la réussite des ténors du « broutage » sur les réseaux sociaux : le temps passé à hameçonner une victime et les interactions en ligne avec elle, les formes d’organisation sociale derrière ces escroqueries (simples cercles amicaux ou réseaux criminels plus structurés) et les hiérarchies que cela suppose (par exemple entre les « vieux pères » et les jeunes apprentis qui se mettent à leur service), ou encore la réalité des gains matériels. Sur ce dernier point, les enquêtes de Smith et de Burrell montrent que les jeunes hommes chargés d’envoyer les spams, situés aux plus bas échelons de la hiérarchie, profitent fort peu des escroqueries. Et les indépendants qui opèrent de manière artisanale ne s’en sortent pas mieux. Aucun de leurs interlocuteurs ne réussit à en vivre et tous déclarent qu’ils préféreraient faire autre chose. Mais tous racontent également des histoires de connaissances ayant touché un pactole après une arnaque : bien plus que les gains dérisoires que la plupart retirent de leurs activités sur internet, ce sont les rêves de réussite qui les poussent à persévérer.

L’arnaque à la nigériane démontre en définitive l’intérêt de l’ethnographie numérique : se pencher sur ces escroqueries sur internet, c’est étudier les relations postcoloniales entre l’Afrique et l’Europe sous un jour original. Mais l’ouvrage de Nahema Hanafi témoigne également (négativement) de la nécessité de toujours bien conjuguer l’enquête en ligne et l’enquête in situ. Il s’agit d’éclairer l’identité virtuelle des cyber-escrocs à la lumière du quotidien des cybercafés de quartier des métropoles africaines. Proposons, pour finir, quelques pistes de prolongement. À côté de la voix des « brouteurs », il serait bienvenu, en guise de contrepoint, de donner également à entendre celle de leurs victimes, afin de symétriser l’enquête et de dissiper les soupçons de complaisance à l’égard des escrocs. Une autre entrée alternative serait de s’intéresser à la communauté des chasseurs d’escrocs qui, au nom du vigilantisme numérique, cherchent à les piéger en se faisant passer pour des dupes. Leur but est de remporter des « trophées » en parvenant à prendre les escrocs à leur propre jeu, quitte parfois à les humilier en les obligeant, par exemple, à se prendre en photo dans des poses avilissantes qui ne sont pas sans rappeler certains clichés racistes [6]. On voit finalement comment, à travers les stéréotypes qu’elles mettent en scène, les interactions en ligne entre escrocs, victimes et chasseurs contribuent à produire et reproduire une forme de racialisation des rapports sociaux.


  1. Hubert Heckmann, « Arnaque “à la nigériane” : escrocs ou Robin des bois ? », Le Point,‎ 2 février 2021.
  2. Samuel Laurent, « À l’université, une guerre de tranchées autour des questions de race, de genre ou d’écriture inclusive », Le Monde,‎ 15 mars 2021.
  3. Voir Yaya Koné, « Le travail mondialisé du jour et le travaillement local la nuit », Journal des anthropologues, 2015, n° 142-143, p. 307-324 ; Boris Koenig, « Les économies occultes du “broutage” des jeunes Abidjanais : une dialectique culturelle du changement générationnel », Autrepart, 2014, n° 71, p. 195-215 ; Sasha Newell, The Modernity Bluff. Crime, Consumption and Citizenship in Côte d’Ivoire, University of Chicago Press, 2012 ; Daniel Jordan Smith, A Culture of Corruption: Everyday Deception and Popular Discontent in Nigeria, Princeton University Press, 2007 ; Jenna Burrell, Invisible Users. Youth in the Internet Cafés of Urban Ghana, MIT Press, 2012.
  4.  Jean-Pierre Olivier de Sardan, « La violence faite aux données. De quelques figures de la surinterprétation en anthropologie », Enquête, 1996, n° 3, p. 31-59.
  5. Jean-Pierre Olivier de Sardan, « L’économie morale de la corruption en Afrique », Politique africaine, 1996, n° 63, p. 97-116.
  6. Voir Lisa Nakamura, « “I WILL DO EVERYthing That Am Asked”: Scambaiting, Digital Show-Space, and the Racial Violence of Social Media », Journal of Visual Culture, 2010, vol. 13, n° 3, p. 257-274.

Tous les articles du n° 129 d’En attendant Nadeau