Au Nebraska

Lauréat du National Book Award en 1981, Chant des plaines n’avait jamais été traduit en français, nous faisant oublier son auteur, Wright Morris (1910-1998), « l’inconnu du Nebraska » comme le désigne son traducteur, Brice Matthieussent, dans une belle préface. Un inconnu, malgré ses trente-trois livres et les expositions de ses photos au MoMA (1941) et à la fondation Henri Cartier-Bresson (2019). Toute l’œuvre de ce grand voyageur rend hommage au Nebraska, sa terre natale, autrefois porte de l’Ouest, et le roman familial Chant des plaines n’y fait pas exception.


Wright Morris, Chant des plaines. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent. Christian Bourgois, 284 p., 22,50 €


Centré sur un clan qui n’engendre que des filles – mais une telle malédiction chez des fermiers va se révéler porteuse de femmes exceptionnelles par leur force de caractère et leur rayonnement –, le récit s’ouvre au moment où le gouvernement offre des terres dans les grandes plaines du Midwest. L’installation sur le comté de Madison des deux frères Atkins, Orion et Emerson, renvoie donc aux origines d’un peuplement, dimension historique qui importe aux yeux de Wright Morris, très attentif aux traces à sauver de l’effacement. Les choix de ces femmes dessinent l’évolution d’une société rurale au XXe siècle, depuis les fermes dures et rudes jusqu’à une certaine prise de distance. Méticuleusement décrits dans un parti pris d’archive, ces parcours posent la question de l’appartenance à une terre d’élection.

On dira plaisamment qu’il n’était que temps qu’un hommage soit rendu aux femmes dans cet État du Nebraska, connu pour Boys Town, ville de garçons créée à Omaha par le père Flanagan en 1917, et consacrée aux orphelins sans foyer. Mais voici Miss Cora, vingt ans lors de sa rencontre avec Emerson, deux nattes, grande, maigre et le visage anguleux : elle le suit dans le chariot, sans mot dire, et devient son épouse, une épouse « raisonnable et frugale », qui donnera naissance à une fille, Madge. De même va naître Sharon Rose au foyer du frère bientôt veuf, et les deux fillettes, élevées ensemble, resteront très proches et volubiles. Ainsi, c’est une petite colonie Atkins, besogneuse, peu à peu sensible au progrès technique et aux nouveautés, en perpétuelle installation dans deux bâtisses à étages avec un toit à pignon, qui devient la souche et la référence du temps des origines que Wright Morris observe avec le regard d’un gardien de musée devant ses collections. Plus profondément, confie-t-il, « les caractéristiques de cette région ont conditionné ce que je vois, ce que je cherche et ce que trouve dans le monde ».

L’empreinte indélébile du Nebraska explique alors pourquoi l’écrivain décrit avec un soin rare le quotidien de la vie à l’intérieur, avec ses gestes et objets dont un fauteuil à bascule qui trouble le silence, un piano, un grand panier d’osier. Bien tenue, la ferme prospère : pommes et cochons à la foire de Lincoln pour Emerson, tandis que la grande affaire pour Cora, ce sont les œufs, payés en pièces d’argent, transportés à l’incubateur, relayés par l’élevage de poussins. Jusqu’au bout, Cora restera la figure tutélaire de la ferme.

Chant des plaines, de Wright Morris : le romancier du Nebraska

Nebraska (2012) © Jean-Luc Bertini

Tel microcosme amène à une attention au détail : portraitiste des visages, Wright Morris note l’ourlet des yeux, les paupières, les regards, une égratignure de barbier, une lèvre ferme, une mèche rebelle, s’arrêtant souvent sur les enfants. Il le fait d’autant plus volontiers que ses fermiers sont des taiseux et que seules les cousines et nièces font conversation. Les scènes d’intérieur s’enchaînent, au détriment des paysages à peine aperçus derrière les vitres grillagées, de même que le Nebraska n’est présent qu’à travers quelques noms de villes, Norfolk, Columbus ou Battle Creek, car c’est la matrice qui importe. Sédentaires, ces fermiers ne mentionnent ni les grandes réserves d’Indiens Winnebagos ni les vieux cris de guerre des Sioux et des Pawnees, préférant l’autarcie. Au fil du temps, ce coin de campagne se met à étonner ses hôtes de passage : « Sharon trouva incompréhensible que des gens continuent de vivre en de tels endroits. Engourdis par le froid, abrutis par la chaleur et le travail, ils ressemblaient davantage à des bêtes dans les champs qu’à des humains. »

Ce journal de bord prend largement en compte les tentations du monde extérieur, l’opposition entre la fidélité des anciens et la curiosité des plus jeunes, une envie d’ouverture qui explique aussi bien l’engagement au front d’Orion, revenu gazé des tranchées de 1914 et pensionné, que la bourse de Sharon qui lui permet de prendre des cours de piano à l’académie de musique de Chicago où elle se grise d’indépendance féminine, loin des hommes, de l’enfantement et d’une vie de fermière. Temps de l’émancipation pour Sharon, temps du mariage avec un charpentier du cru pour Madge, le balancement du choix est au cœur du roman. Tout rappelle l’attachement à une terre, à une implantation choisie, un sentiment d’appartenance sentimentale et pourtant se font jour un besoin de découverte de l’ailleurs, une libération dans la perte, alors même que s’infiltre aussi une culpabilité refoulée. Mais les signes de symbiose demeurent vivaces : Blanche, dans son école, malgré son intérêt pour le cinéma et l’ornithologie, a le mal du pays et manque à ses parents.

Faut-il sourire du procédé lorsque Madge donne naissance à des petites filles et lorsque, sensible au progrès, elle dote sa maison des derniers équipements, prétexte à consigner les évolutions techniques d’une période ? Le roman domestique convient à l’ambition de Morris pour l’enregistrement d’une histoire avant qu’elle ne disparaisse à jamais, avant que le soja ne remplace le foin sur la ferme de Cora. Il lui faut évoquer le regain après la Grande Dépression, l’avion qui double le train pour desservir Lincoln. En août 1933, grande merveille, place à la foire mondiale de Chicago : toutes les femmes de la famille y viennent ensemble ; après le chaos, la séance chez le photographe, le feu d’artifice, Cora en sort tout ahurie. La gent féminine, très solidaire, se diversifie et Morris ne manque pas d’ambition pour ses héroïnes puisque Sharon Rose enseigne à Wellesley. Célibataire, elle revoit fréquemment ses nièces, truchements pour aborder les questions de société du moment, et prend ainsi conscience que la vie la ramène toujours à son point de départ.

Wright Morris écrit donc sur la disparition d’un monde, son monde, sur un mode plus proche de l’élégie que de l’euphorie. Il confie ses pensées à des femmes, réduisant les hommes à une figuration dans un vaste tableau de famille toujours renouvelé jusqu’aux années 1970. Pour lui, toutes sont des pionnières à leur façon, chacune a son domaine. Mais peut-on s’affranchir pour de bon des racines et des premiers émois des sens ? Peut-on se réinventer ? En fin de partie, Sharon, dont le visage ressemble à l’effigie d’une vieille pièce de monnaie, va préférer le monde des fantômes.

 « En France, note Brice Matthieussent, il aura manqué à Wright Morris un Malraux ou un Sartre pour le propulser sur le devant de la scène, susciter un engouement comparable à celui dont avait bénéficié l’auteur de Sanctuaire » ; deux écrivains régionalistes, dira-t-on, bien que Morris s’en défendît hardiment. Et à juste titre pour Chant des plaines qui traite non d’un comté imaginaire ou géographiquement inscrit sur la carte du Midwest, mais de l’ancrage à des arpents de terre face au rejet pour faire peau neuve, donnant un roman des métamorphoses qui cherche encore à retrouver les levers de soleil de l’enfance.

Tous les articles du n° 129 d’En attendant Nadeau