En France, d’aucuns se réclament des objectivistes américains et le proclament haut et fort, participant ainsi à des effets de rupture ou d’éloignement en regard du champ poétique franco-français alors même qu’ils se voient bien installés, si ce n’est reconnus – le comble aura été d’ailleurs d’y rattacher Francis Ponge. Quelques-uns, plus rares et moins installés, paraissent bien mieux proposer un objectivisme continué. Parmi eux, Éric Sarner, dont deux récentes publications viennent heureusement confirmer cette hypothèse qu’il faudra bien évidemment vérifier dans quelques années – prenons-en le pari.
Éric Sarner, Simples merveilles. Tarabuste, 128 p., 13 €
Sugar et autres poèmes. Préface de Jacques Darras. Poésie/Gallimard, 352 p., 9,50 €
Jacques Darras, dans sa préface à Sugar et autres poèmes d’Éric Sarner, parle – et cela pourrait passer pour péjoratif voire insultant à l’égard d’un poète – d’un « journaliste parfait à l’écoute de ses semblables ». Il faudrait alors prendre le compliment comme une extension possible du poème jusque dans les journaux, dans les médias, et alors quel bouleversement verrait-on s’opérer : le monde en serait bien plus visible, sensible, accueilli, et oui ! écouté. Ce monde fait de et par des vivants souvent réduits à des zombies ou des inexistants stéréotypés par ces mêmes médias qui, sourds aux « simples merveilles », titre du nouveau recueil, leur préfèrent les shows des vedettes du mensonge, de l’arnaque, du buzz…
Éric Sarner, en deçà d’un objectivisme continué, semble en outre poursuivre un expressionnisme allemand dont Dada s’est certainement nourri – n’oublions pas que le terme lancé par Louis Zukofsky en 1929 dans la revue Poetry reprend une remarque d’Ezra Pound lancée en 1912 : « le traitement direct de la ‟chose” qu’elle soit subjective ou objective » – notons que parmi les poètes dénommés « objectivistes », on oublie souvent Carl Rakosi (1903-2004), dont on a pu lire récemment Amulette (traduit par Philippe Blanchon et Olivier Galon, La Barque, 2018).
C’est toute la difficulté de l’hypothèse, car Éric Sarner serait une tentative de tenir ensemble la plus grande attention aux détails les plus vivants, dits les plus ordinaires, en tenant une prose frisant le prosaïsme, le relevé quasiment archéologique des faits et des traces de la vie sociale et affective, individuelle et collective dans nos sociétés. S’il y a une poésie mondiale, c’est bien la sienne : aucune frontière n’arrête son regard et son écoute dans une tension permanente entre un « nomadisme appliqué », dit Jacques Darras, et un enfoncement dans le glocal, l’hyper-détail qui ramasse tout d’une situation, d’un fait, d’une œuvre aussi – voyez, dans les Petits chants de proximité, le dernier poème qui résume en deux citations attachées par une courte narration tout Peter Altenberg (1859-1919), l’auteur autrichien de Ma vie en éclats (traduit par Alfred Eibel, Le Temps qu’il fait, 1989).
Les éclats des « petites choses vues de loin », sous-titre de la première partie du recueil paru chez Tarabuste, intitulée « Par les fenêtres », constituent des tableaux vifs (rapides et vivants) comme autant de courts métrages expressionnistes qui virent tantôt au cauchemar, tantôt au nonsense. Tout en laissant une marge à la rêverie, le bref, s’il peut se faire court, vise surtout la justesse du dire : « Dans une ville en guerre, / un homme en turban blanc / passe devant une pile de sacs de sable, / un énorme panier d’œufs / dans les bras. / Il marche le dos droit, / régulièrement, / mais / trébuche / sur une pierre / et / tombe / en / avant. »
Cet art se déploie dans les « quarante-deux instants, avant l’heure » à partir de cet incipit répétitif qui lance à chaque fois un récit in medias res. Tout tient à la justesse du cadrage et de la prise sur le vif : l’effet est puissant car ces instants construisent une démocratie du réel à nulle autre pareille que d’aucuns considéreront comme un arasement des expériences, quand c’est tout au contraire une attention à chacune comme expérience intégrative d’un environnement et d’une activité.
Il faut donc bien dire que l’objectivisme d’Éric Sarner, ou son expressionnisme si l’on préfère, ouvre à une anthropologie poétique qu’on ne trouve pas si fréquemment ; les data qui suivent indiquent combien l’écriture d’une telle œuvre est le fruit d’une recherche inlassable de ce qui établit une relation d’humanité. Aussi l’épilogue, dédié aux rencontres souvent insolites voire comiques avec Julio Cortázar, n’est-il pas dénué d’une pensée de la relation qui irrigue l’œuvre d’Éric Sarner. Lequel chaque fois a du mal à retrouver la sépulture de Cortázar et se dit : « Julio ! Tu me fais courir à chaque fois, tu m’embobines ».
C’est exactement ce qu’Éric Sarner nous fait revivre, nous embobinant aussi – on peut évoquer alors la force filmique de cette écriture –, dans son poème, qu’il soit long ou court, toujours agi par une brièveté juste à la limite de cet essoufflement que toute relation exige, si elle veut se laisser porter par un abandon à ce qui toujours (nous) commence. Ainsi, évoquant Bram Van Velde qui parlait d’aller voir / aller à la vision, il écrit au début de ses Petits chants de proximité : « peut-être / veut-il / retrouver / ce qui maintenant / lui saute / aux yeux / pour / la première fois ». Il n’y a pas de meilleure définition de l’objectivisme et c’est surtout une puissante manière de dire par le « maintenant ». Sarner est bien un poète du toujours maintenant – et on peut y entendre aussi la « main tenant » évoquant Paul Celan qui, s’expliquant sur le « métier » de poète dans une lettre à Hans Bender, écrivait le 18 mai 1960 : « Seules des vraies mains écrivent de vrais poèmes. Je ne vois pas de différence de principe entre un poème et une poignée de main. »
Mais ce qui fait tenir toute l’œuvre peut être résumé par ce morceau pris à Sugar, ce poème épopée de voix, de vie : « Finalement / la question de la place / est celle qu’il faut tenir / au plus serré / sans relâche / immuablement / si on joue avec elle / la place / savoir que le jeu est grave / et qu’il faut apprendre aussi / à / jouer sans jouer / savoir / qu’en un lieu / un lieu secret / le mal / le mal / ne peut rien ». Éric Sarner nous confie ce « lieu secret » : son poème. Quelle responsabilité !