Excitation de l’inédit, du posthume attendu. Depuis le décès d’Assia Djebar, en 2015, un écho persistant de son œuvre était sur les lèvres de ses lecteurs. Les larmes d’Augustin, tel était le titre du dernier volet de son « Quatuor algérien » qu’elle préparait à la suite de L’amour, la fantasia (1985), Ombre sultane (1987), et Vaste est la prison (1995). Ce texte paraît en tapuscrit de 75 feuillets, signé de quelques biffures et présenté tel quel.
Mireille Calle-Gruber et Anaïs Frantz (dir.), Assia Djebar. Le manuscrit inachevé. Presses de la Sorbonne Nouvelle, 238 p., 29,90 €
Commencé dès cette époque, et tandis que d’autres voient le jour, ce roman accompagne Assia Djebar sans qu’elle parvienne à y mettre un point final. L’« ouvrage s’inachève : durant vingt ans ». C’est ce qu’écrit Mireille Calle-Gruber en introduction de ce volume qu’elle dirige avec Anaïs Frantz. Un livre hybride, dès la page de garde : « Assia Djebar », pourtant écrit en grands caractères, n’est pas le nom de l’autrice mais la première partie du titre, la majeure partie de l’ouvrage étant consacrée, non au roman proprement dit, mais à des études et à des documents d’archives qui l’entourent.
Dès 2015, Mireille Calle-Gruber évoquait ce « manuscrit » dans un entretien avec le chercheur Hervé Sanson, spécialiste de littérature maghrébine et de génétique textuelle, et troisième contributeur du présent livre : « À mon avis il vaudrait mieux publier cet écrit comme un travail en cours, un travail génétique, le mettre dans une collection d’archives, et l’entourer de ses notes préparatoires, en faire un dossier. » La chercheuse, amie d’Assia Djebar qui lui avait confié ces feuillets, revient sur ce choix dans l’introduction : pour ce manuscrit inachevé, « la seule réponse éthique et méthodologique, c’était de le donner à lire tel qu’en lui-même : une recherche ». Elle ajoute : « Procéder ainsi, c’est, refusant de publier le manuscrit comme si c’était un roman, ce qu’il n’est pas, faire du manuscrit inachevé une archive ». Davantage qu’un manuscrit « orphelin de son livre », sans transmission ni héritage, l’archive « s’efforce de donner au texte ascendants et descendants ». Mireille Calle-Gruber retrouve ici, au creux des scrupules que dictent l’amitié et la science, l’une des interrogations majeures d’Assia Djebar elle-même, et dans ce texte peut-être en particulier. « Livre du père », comme elle le nommait parfois, il quête l’héritage et son absence, « la blessure de l’origine, où à l’origine pas d’origine ».
L’écrivaine, également universitaire, a confié ce tapuscrit à l’amie universitaire, également écrivaine. Les trois études, de Mireille Calle-Gruber, mais aussi d’Hervé Sanson et d’Anaïs Frantz, reflètent cette main tendue. On y trouve trace du style d’Assia Djebar, fortement imagé, fait de « phrases-arabesques » et de ruptures. Plus qu’à la critique génétique, à laquelle le tapuscrit laisse peu de prise, les auteurs font appel à l’herméneutique, au déchiffrement ; mais aussi à une forme de critique thématique, parcourant l’ensemble de l’œuvre de Djebar, souvent par-delà les trois autres romans du Quatuor, pour y écouter l’écho de ses motifs d’écriture profonds. Une critique en pleine empathie. Mireille Calle-Gruber reprend à Jean-Paul Goux l’image du marcottage en agriculture pour évoquer cette œuvre rhizomique. Les trois études sont comme des marcottes aussi, elles semblent avoir poussé à quelques pas des branches-racines de ce roman inachevé, le donnent à lire et à relire, laissent s’épanouir des questions plutôt qu’elles n’enferment le texte dans des réponses, interprètent cette composition inachevée sur le clavier de la langue (Mireille Calle-Gruber), du père (Hervé Sanson), de l’émancipation (Anaïs Frantz). Livre hybride, roman de quête s’épanouissant dans la recherche.
On rendra compte surtout de l’« Ouverture » (comme toujours chez Djebar, la composition est musicale) et de ses lectures, annonciatrice, sur le plan symbolique, esthétique et éthique, de l’ensemble de ce roman. Il s’agit de la vision d’une « échelle des pères », dont les trois auteurs tentent de « déchiffrer la parabole qui déplore la difficile émancipation des filles sous le joug patriarcal ». Le long de cette échelle que gravit la fillette puis la femme, les figures du père et du grand père, « ombre double » qu’analyse précisément Hervé Sanson, sont duplices, comme le « rempart » qu’ils forment : interdit, enfermement, tout comme aide et protection.
On sait depuis L’amour, la fantasia le rôle émancipateur du père instituteur, qui a mené son premier enfant, une fille, la future Assia, à l’école française : « Si mon père me sentait contre lui […] il ne s’opposerait pas à cette montée filiale, il en gagnerait même une force neuve qui lui procurerait élan ou le stabiliserait ». Si l’ascension héroïque se fait grâce à « l’énergie des (voix) anonymes », subalternes féminines que l’écrivaine tente de faire parler dans toute son œuvre, elle se met aussi au service de ces hommes : le père bien sûr, « disparu il y a peu », mais aussi le grand-père, jusque-là « enveloppé d’un linceul d’oubli, de gel, de silence, peut-être d’amertume ». L’écrivaine se veut nécromancienne devant des « sépulcres béants », ressuscitant Lazare : « ainsi dressée contre la nuque du père, moi, ombre fragile, au besoin engloutie dans le voile blanc ancestral, mais les mains sauves, les mains vives, vers le dehors, tendues et nerveuses au soleil, je redessine, avec scrupule et précision, les pieds et les contours du dos de l’aïeul – grand-père jamais connu, jamais enlacé, je le recrée ainsi sous le ciel ! / (Ainsi, b)aignée dans ce midi de la mémoire, je réchauffe à la fois mon père et son père avec vénération : je ne crains nul éblouissement ! ».
L’ascension se fait anabase, néoplatonicienne et religieuse, échelle de Jacob comme le relève Hervé Sanson. Au dernier échelon apparait alors, au détour de périphrases, la figure de saint Augustin, un des Pères de l’Église certes, mais figure aussi de la culpabilité, de la fragilité, dont les larmes ont accompagné la conversion au christianisme. Les larmes d’Assia, au cœur du roman (mais qu’elle a voulu déplacer à la fin, comme l’analyse Anaïs Frantz), l’amènent également à une forme de révélation, comme une nouvelle vocation littéraire, la recherche d’une écriture qui, comme le rappelle Mireille Calle-Gruber, exprime le sens d’Assia en arabe : écriture de la « réconciliation » avec une mémoire européenne et latine de l’Algérie ; écriture de la « consolation », de l’empathie devant la fragilité humaine et l’« irréversibilité » du Temps.
Anaïs Frantz montre que l’« obscurité, l’obscénité de cette montée », qui consiste à prendre un rôle de fils, tient plus précisément au désir de voir : l’antique cité de Césarée (Cherchell, ville de la famille d’Assia Djebar) se déploie alors. En symétrie parfaite de cette ouverture, les dernières pages du roman (dans sa composition actuelle, qu’Assia Djebar voulait modifier) montrent l’écrivaine cinéaste sur le tournage de son film La nouba des femmes du mont Chenoua dans les années 1970 : aux côtés d’un technicien, mari irascible que la maîtrise de la jeune réalisatrice finit par apaiser, elle y réussit sa « prise de vue » de Césarée, « trôn[ant] » sur la grue qui s’élève, comme en gloire. Comme l’écrit Anaïs Frantz, cette prise de vue n’est pas la conquête virile d’Alger décrite dans L’amour, la fantasia : « L’affrontement a lieu. Il donne lieu à cet accouplement monstrueux qui transgresse tous les tabous et que seul le filtre du rêve rend imaginable : la fillette devenue femme, accroupie accrochée comme à califourchon à la nuque du père, s’empare de son point de vue, cette prérogative masculine entre toutes et, voluptueusement, regarde ». Au risque d’une « duplicité » culpabilisante à l’égard des femmes et de leurs « voix anonymes ».
Désir de voir, et de faire voix, motif central du roman : « Les yeux de la langue » est le titre de la première partie du roman. Assia Djebar y creuse ce que Mireille Calle-Gruber appelle le « bégaiement ontologique du père » : non seulement francisé mais arabisé, il n’avait pas conservé la langue berbère de son propre père, qui avait quitté ses montagnes pour la ville arabe de Cherchell, avant de partir en Indochine. L’ascension de l’échelle des pères se fait remontée dans le temps familial, mais également temps historique de l’Algérie, en quête d’un héritage perdu.
L’héritage paternel est celui d’un déracinement, l’exil d’une première écriture : une culpabilité. Lorsque le père bégayait en arabe, c’était la langue berbère qui le saisissait « comme un remords informel, et cette ombre n’avait jamais dû vraiment le quitter. Elle devait introduire parfois en son verbe, en sa gorge, comme un couteau invisible dont la lame lentement, au creux de son gosier, se serait mise à tourner : souffrance-éclair dont il celait la racine, un mal-être qu’il refusait ». La langue sauvage des « Érinyes », « faces de la mémoire tordue et trahie » des femmes berbères arabisées qui s’adressent à la cinéaste sur le tournage de La nouba : « Trois, quatre vocables qui sortent d’elles, comme elles vomissent soudain, comme si la plaie purulente, bien qu’enfouie si longtemps, dégorge quoi, non pas du vomi, non pas du sang, une pâte visqueuse et nerveuse à la fois, la malaxe informe de leur cœur, de leur bile, de leur semence de femelles stériles à jamais, de leur lait autrefois tourné, de leurs crachats (ceux qu’elles ont dû retenir de lancer autrefois contre tous les mâles autour d’elles, vieillard ou garçonnets), un mélange sonore, oui, une pâte et un liquide purulent à la fois, bref la langue millénaire avec toutes ses échardes comme parure. »
« Retour du refoulé », comme l’écrit Hervé Sanson, que l’écrivaine-cinéaste, comme d’autres femmes de sa génération, parvient à sublimer, dans sa reconquête de l’héritage perdu, par la langue française et le cinéma : « Elles, les nouvelles et les très anciennes ! Enveloppées dans le souvenir vivant de la langue. Un berbère qui frémit, qui se chante. / Les yeux, les yeux de la langue d’en haut fixent la ville. / La ville oublieuse. » Dans ce Livre des pères, où les femmes n’ont pas le beau rôle, Assia Djebar fouaille au plus profond de sa culpabilité d’écrivaine exilée des langues, hésitant jusqu’au dernier moment à conclure son roman dans la douce gloire d’une paix retrouvée. Une « langue pacifiée », celle, latine, des Berbères Juba II et Cléopâtre II, enfants aimants et heureux de héros vaincus ; celle, française, des parents d’Assia se déclarant leur amour au seuil de la mort.
Bonheur des lectures critiques qui déploient ce texte mosaïque d’une « beauté crépusculaire ». Il faudra pourtant que le grand public ait accès à ce roman, qui clôt si parfaitement le cycle ouvert par L’amour, la fantasia. Le temps de la culpabilité, des scrupules de l’amitié et de la science, devra passer pour re-composer le Quatuor et transmettre ces Larmes d’Augustin.