En février 1971, le régime brésilien arrêtait le metteur en scène Augusto Boal (1931-2009). Ses spectacles comme sa sympathie pour l’Action de libération nationale (ALN), fondée par le révolutionnaire Carlos Marighella, l’avaient rendu insupportable aux yeux des militaires au pouvoir. Le créateur raconte son incarcération dans Miracle au Brésil, un émouvant témoignage paru dès 1974 au Portugal, introuvable depuis et traduit aujourd’hui en français.
Augusto Boal, Miracle au Brésil. Trad. du portugais (Brésil) par Mathieu Dosse. Préface d’Anaïs Fléchet. Chandeigne, 416 p., 22 €
Augusto Boal fut un dramaturge brésilien mondialement connu, fondateur en 1985 du Théâtre de l’Opprimé, une expérience théâtrale unique, conçue comme un outil d’émancipation radicale. Dès le début de la dictature militaire au Brésil, en 1964, il se situe résolument à l’avant-garde politique et artistique de la résistance au régime. Ses spectacles, Opinião (1964), Arena conta Zumbi (1965), Arena conta Tiradentes (1967), sont des appels à la révolte, inspirés de l’histoire du Brésil : Zumbi fut le chef d’une révolte d’esclaves, et Tiradentes le martyr de l’indépendance du pays.
Le récit de Boal, qui n’abandonne jamais l’humour, même dans les moments les plus tragiques, est plus que jamais actuel dans le Brésil d’aujourd’hui, présidé par le sinistre Jair Bolsonaro, admirateur frénétique de la dictature militaire et, en particulier, de ses pires tortionnaires. C’est un livre qui parle de l’angoisse, de la peur et de la souffrance, mais aussi du courage et de l’amitié.
Arrêté par la police, soi-disant pour un « contrôle de routine », Boal est amené aux locaux du tristement célèbre Département de l’ordre politique et social (DOPS). Une perquisition chez lui permettra une riche récolte de livres subversifs, dont Le rouge et le noir – couleurs fortement suspectes… Dans un couloir de la prison, il va rencontrer une ancienne assistante théâtrale, María Helena, accusée d’activités révolutionnaires, qui lui donnera une petite leçon de dramaturgie politique : « ici il faut être plus brechtien que stanislovskien… Il faut essayer de comprendre… Il faut savoir garder la distance… Si tu ne dis rien, ils pensent que tu n’as rien à dire, et ils finissent par arrêter la torture ». On n’a pas réussi à arracher la moindre information à María Helena, qui sera, quelques mois plus tard, assassinée par le régime.
Après avoir tenté, en vain, de l’intimider – « Ici tout le monde parle. Mieux vaut parler tout de suite » –, les policiers déshabillent Boal et l’attachent au Pau de arara (perche à perroquet), une méthode de torture déjà utilisée du temps de l’esclavage. La victime est pendue à une perche qui passe sous ses genoux pliés et les mains attachées. Comme on n’arrête pas le progrès, la version moderne du Pau de arara se distingue par l’usage intensif de l’électricité. « Chaque nouveau choc faisait plus mal que le précédent, et chaque cri était plus rauque ». Malgré de longues séances de torture, la victime persistait à répondre : « je ne sais pas ». La principale accusation que ses bourreaux lui jetaient à la figure était d’avoir transmis à l’étranger des documents qui « diffamaient le Brésil, en prétendant qu’ici on pratique la torture » ! La situation était si ridicule et l’argument des policiers si stupide que Boal n’a pu réprimer un sourire. Réponse des sbires : « Tu as ri ? Maintenant tu vas pleurer ! ». Les chocs ont été intensifiés, et la victime a fini par s’évanouir. Les tortionnaires sont revenus à la charge après quelques minutes : « Ici tout le monde parle. Nous sommes des spécialistes ». Après avoir perdu connaissance deux ou trois fois, le dramaturge a été détaché et renvoyé dans sa cellule.
Très rapidement, une campagne internationale s’est développée, exigeant la libération d’Augusto Boal : Arthur Miller, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Ariane Mnouchkine, Peter Brook et plusieurs autres ont protesté, des manifestations ont eu lieu devant les ambassades du Brésil de beaucoup de pays. Cette mobilisation mondiale l’a sans doute sauvé d’un calvaire sans fin qui aurait pu le conduire à la mort.
Dans un premier moment, Boal n’a pas été libéré, mais transféré du sinistre DOPS à la prison Tiradentes, où il a partagé sa cellule avec quelques autres prisonniers politiques. Il prenait tous les jours des notes sur la vie des détenus, en français, pour tromper la censure policière. Dans la cellule, des cours d’histoire, de théâtre, de français, d’anglais, étaient partagés, et on lisait les livres d’une petite bibliothèque qui contenait Beauvoir, Sartre, Brecht, Proust, Machado de Assis et Graciliano Ramos. Des discussions politiques ont eu lieu, bien entendu, que Boal raconte avec une pointe d’humour ironique, et qui témoignent de la terrible dispersion des forces de la résistance. Il cite par exemple cette déclaration d’un des prisonniers, par ailleurs fort sympathique : « j’étais militant du RTP, qui est la dissidence de la dissidence de l’ultra gauche de la troisième ligne de la micro-fraction du vieux Parti Communiste »… Ou alors quand il observe que tous les détenus étaient d’accord sur la nécessité que la lutte contre la dictature soit dirigée par un seul parti, le vrai parti prolétarien. Le seul problème était que chacun croyait que son organisation était cet unique parti d’avant-garde.
Boal raconte aussi la visite de deux personnages religieux, situés aux antipodes l’un de l’autre. Un certain Luis, un homme de l’Opus Dei, leur a expliqué : « Je condamne la torture, mais convenons-en : au moins ici, l’ordre règne. Il faut le reconnaître, ici l’ordre existe. » L’autre, frère Joao (probablement une référence à Frei Betto), était aussi un prisonnier, accusé d’avoir aidé les révolutionnaires, qui leur proposait une lecture « subversive » des évangiles.
En avril 1971, Boal est libéré. Au moment de partir, il écoute un nouveau prisonnier, qui le remplace dans cette cellule, raconter les derniers épisodes de lutte et de résistance, ouvrière, paysanne ou populaire, contre la dictature. « Le peuple se bat. C’est cela le miracle au Brésil » – en réponse au discours du régime sur le prétendu « miracle économique brésilien ».
Le récit se termine ici, mais, dans sa préface, l’historienne Anaïs Fléchet raconte que Boal ne fut libéré que de manière conditionnelle, pour pouvoir participer au festival de théâtre de Nancy. Il va se rendre ensuite à New York, où il monte Torquemada, une pièce inspirée de son expérience carcérale. Ce sera le début d’une longue période d’exil. Il ne reviendra au Brésil qu’après la fin de la dictature militaire, en 1986.