2019, Rouen, l’usine Lubrizol classée Seveso brûle. Aux bords de la Seine, on s’affole. La préfecture enquête. Les jours passent dans les vapeurs chimiques. Les fumées s’étendent jusque dans les cultures au nord. C’est la poisse, ces nuages noirs particulièrement dangereux. Les paysans protestent. Ils seront indemnisés. Quinze jours passent, l’actualité aussi. Les zones industrielles à risque sont bien surveillées, dit-on. Il n’y a pas d’habitation près des usines Seveso, entourées d’autoroutes, de voies rapides ou ferrées. Tournons la page. William Acker, lui, ne la tourne pas. Il sait que 30 caravanes, où vivent 25 familles, étaient collées à Lubrizol.
William Acker, Où sont les “gens du voyage” ? Inventaire critique des aires d’accueil. Éditions du Commun, 448 p., 18 €
Les caravanes de Lubrizol n’ont pas été évacuées, et à quoi bon, « ce ne sont pas des maisons d’habitation », répondait à l’époque la préfecture de Rouen, « on ne les a pas recensés car ce ne sont pas des habitants ». « Surtout restez bien enfermés dans vos caravanes », leur disait-on. Tout est dit ? Non, l’enquête commence. William Acker, juriste, saisit à bras-le-corps « ces gens-là » au cœur des risques industriels, en caravane. Un milieu qu’il connait bien par ses attaches familiales, son grand-père et ses parents, ses souvenirs de voyage de ville en ville, trois fois l’an, suivant les activités et les saisons.
Acker est furieux, ça recommence, même l’explosion d’une usine Seveso ne suffit pas à voir que s’y logent des « gens du voyage » – il préfère dire des « voyageurs ». C’est toujours la même chose, là où le sol tremble, où les odeurs attaquent, où les bruits sont incessants, on a installé ces fameuses zones aménagées pour « ces gens-là », ces gens qui brouillent les codes, ces gens insaisissables, ces gens qui traversent les institutions de papier.
Savez-vous où ils logent ? Acker décide de les recenser. Il se saisit des schémas départementaux relatifs à l’accueil et à l’habitat des « gens du voyage » afin de dresser un recensement cartographique exhaustif, plan aérien à l’appui, des emplacements obligés pour Manouches, Yéniches, Roms et Gitans, qu’il suit de département en département.
L’affaire est étonnante. Il y aura un relevé topographique détaillé. Il y aura un descriptif, aire par aire : distance de la gare, de la mairie, sanitaires sur place, place pour caravane, accès par où, une aire entourée par quoi. Et c’est là que le bât blesse. Ces emplacements sont bordés, ceints, clôturés par quel monument ? Sur papier rose, ils sont recensés très précisément sur deux cents pages, grâce au repérage GPS : ils se trouvent entre des carrières, des installations électriques, des transformateurs EDF ou à côté d’une usine de béton avec ses peintures noir anthracite.
Une fois l’ouvrage de William Acker ouvert, le GPS entraine le lecteur sur les routes de France, celles qui conduisent, pas toujours directement et facilement, aux aires d’accueil. Et c’est l’étonnement qui commence. C’est comme si nous avions un Guide du routard en main. Chaque page nous invite à voir de plus près la localisation des aires, l’environnement et les abords. Et quelles ressources locales !
Première destination. Après une station d’épuration, une déchèterie ou une décharge, dans une ville voisine, croisement des voies ferrées et des autoroutes. Second arrêt, les abords des chenils ou des installations dédiées à l’élevage des animaux, sans oublier les fameux abattoirs. Troisième tournée pour finir aux abords d’une concasserie, un haut lieu écologique du recyclage de graviers, béton ferreux, pierre de démolition.
Suivons les fiches. Stop ! Première destination, 48°12’48.7 N 6°53’31.7 E. Aire d’accueil de Golbey, rue du Déversoir, collée à l’usine classée Seveso Nprske Skorg, dans les Vosges. De là on pourra faire un saut à Saint-Dié-des-Vosges, 48°18’49.9 N 6°55’46.5 E, une aire aérée touchant un centre de stockage d’ordures ménagères ; puis faire un détour à Épinal Razimont, 48°10’45.3 N 6°29’28.5 E, une déchèterie où vous ferez de la récup’ ; enfin Mirecourt, 48°18’11.7 n 6° 08’51.5 E, où les occupants de l’aire sont censés dormir entre une 4 voies et une installation de haute tension électrique.
Direction Marseille ? L’aire de Saint-Menet est très réputée, à moins de dix mètres de l’autoroute, à côté d’Arkema, une usine classée Seveso seuil haut, d’une déchèterie pour le BTP, d’un transformateur électrique et d’un terrain de motocross.
Vous aimez la Bretagne nord ? Direction 48°36’08.2 N 3°49’20.9 W en bout de piste de l’aéroport de Morlaix, juste à 350 m en plein champ pour admirer les visages collés sur les hublots durant les décollages et les atterrissages. De là on pourra faire une pointe au 47°52’32.0 N 3°33’16.5 W, se coller aux rails du chemin de fer de Quimperlé, et comparer les passages, puis faire demi-tour sur Guipavas au 48°25’23.4 N 4°27’22.3.W dans la déchèterie de la zone industrielle.
Tout est indiqué dans ce guide. Mais il faudra aux voyageurs franchir pas mal de barrages pour atteindre l’aire, traverser des accotements, sauter des talus, descendre des fossés. Parfois il faudra descendre de voiture pour vérifier la chaussée, le passage d’une plate-forme ferrée avec la caravane, contourner une butte, un rond-point ou un échangeur. Pas facile l’accès, mais ce sera la garantie de ne pas être dérangé et de ne pas déranger le voisinage, si d’aventure il y a âme qui vive. Il faudra aussi faire attention aux dessertes agricoles, aux chemins latéraux et aux bassins de rétention des eaux, la baignade n’est pas conseillée. Pour qui chercherait un autre repère, dès que le bitume s’arrête sous vos pas, c’est que vous approchez ; si vous sentez des poussières lourdes et âcres, vous y êtes presque ; et lorsque le nez vous piquera, alors vous êtes contre l’usine classée Seveso seuil haut, non loin du terrain de motocross et de la déchèterie. Des aires gratuites ? Point du tout, il vous en coûtera de 20 à 50 euros les deux jours, en moyenne 300 euros par mois.
Au cours de ces haltes obligées, il faut suivre les histoires tumultueuses recueillies par William Acker, qui disent une lente sédentarisation forcée par les assignations territoriales, la mémoire des internements passés, « dan’n tan Lontan » où l’on vivait de la vannerie et où l’on s’arrêtait dans un pré sur le bord du chemin, les ruses pour échapper à la discrimination, la chasse, les forêts, une vie en camion et toujours ces rochers placés au bon endroit pour vous empêcher de vous installer. « De ridicules pierres en réalité, des pierres de la honte, qui poussent partout en France et qui font craindre l’occupant temporaire : le droit, le titre ou les rochers. »
On le voit. Le choix des lieux d’habitat pour « ces gens-là » est clos. Leur assignation spatiale à l’emprise publique est manifeste. Fixer, identifier : les livrets de circulation successeurs des carnets anthropométriques ne sont pas loin, jusqu’à l’appellation de « gens du voyage » relative aux « aires d’accueil des gens du voyage » des années 1990. Bien que la plupart soient français, c’est leur mobilité qui inquiète et qui est freinée par ce verrou des « aires d’accueil ».
Remercions William Acker de nous faire toucher du doigt et de l’œil ce que le bannissement veut dire en 2021, cet exil silencieux qui exclut « ces gens-là » de nos cartes routières habituelles. Ou, plutôt, de notre horizon. C’est le sens premier du bannissement : être éloigné de notre table et de notre regard ; être ravalé dans ces « ailleurs » sans lieu, rudes, massifs et oppressifs. Les voyageurs sont saisis non plus dans leur mobilité mais à travers la main de l’ordre public et de leur installation interdite. Il suffit d’ouvrir le moindre journal local pour entendre ce murmure ininterrompu.