La prison a été depuis sa création un lieu sociologique obligé, bien avant même l’invention de la sociologie. Depuis trente ans, beaucoup de chercheurs passent par la case prison mais rares sont celles et ceux qui s’y arrêtent, on préfère en général des horizons moins sombres. Corinne Rostaing est de ces chercheuses qui sont entrées en détention pour ne plus en sortir. Elle livre une synthèse à la fois précise et d’une utile virulence pour cette institution démocratique toujours tenue loin de l’agenda politique.
Corinne Rostaing, Une institution dégradante, la prison. Gallimard, 320 p., 20 €
Il y a vingt ans tout juste, Anne-Marie Marchetti publiait un livre somme intitulé Perpétuités dans la collection de Jean Malaurie « Terre humaine » aux éditions Plon ; dans cette enquête sur les « longues peines », elle avait cherché à partager l’expérience extrême de l’enfermement de longue durée avec des hommes condamnés à perpétuité et tenus loin du monde, dans les fameuses « centrales ». Elle avait écrit ce quotidien, le partageant, l’épousant même avec un regard nourri par les révoltes des années 1973-1974 et la colère de ceux, comme Serge Livrozet, qui le subissaient.
C’est dans ses pas et comme en hommage à cette chercheuse passionnée emportée à soixante ans par un cancer que s’inscrit le travail de Corinne Rostaing, mais avec une différence d’importance. Depuis le début des années 1980, celle-ci s’intéresse à des établissements qui enferment des individus, souvent non condamnés, les maisons d’arrêt (MA). C’est dans leurs ruches que Corinne Rostaing a mené ses recherches, d’abord dans un établissement de femmes (à Fleury-Mérogis dès 1989) puis dans tous ces établissements qui ne sont entourés d’aucune légende, contrairement à Fontevraud (avec Jean Genet) ou à Clairvaux (affaire des évadés Claude Buffet et Roger Bontems, en 1971). À noter que Clairvaux est l’objet d’un passionnant webdocumentaire, fruit d’une collaboration exemplaire entre conservateur et historien.ne.s : cloitreprison.fr.
Les lieux dans lesquels est entrée Corinne Rostaing sont ces institutions invisibles qui constituent, sur les lignes de bus locaux, la dernière station, celle qui se trouve après les Archives départementales. La particularité de ces « maisons » (le terme est pour le moins inapproprié, elles n’ont rien d’un foyer confortable) est d’être toujours traversées par les politiques pénales. Soudain, un ministre de l’Intérieur fait du zèle et voilà la population carcérale qui augmente encore : en 1975, elle était en France de 26 000 détenu.e.s, en 1995 de 56 000, en 2019 de presque 72 000, précise Corinne Rostaing.
Le second trait de cette institution est d’être un lieu de passage, cette « zonzon » où s’entasse une population jeune, appartenant au même groupe social, vivant dans les mêmes quartiers et se livrant à la même activité (le trafic de stupéfiants). On y est incarcéré dans le cadre d’une procédure en cours ou après une interpellation et une comparution immédiate devant le juge et une condamnation courte (quelques mois). Cette prison, comme le montre Corinne Rostaing, est un lieu d’intranquillité permanente – impossible, après les espoirs de la loi Veil de 1995, d’y engager le moindre soin ou traitement dans des unités sanitaires de plus en plus soumises à l’ordre carcéral ; improbable d’y suivre une formation scolaire pour une majorité de détenus analphabètes tant le quotidien judiciaire est contraignant. Certains détenus sont « libérés » du jour au lendemain, sans le moindre accompagnement (la récente réforme du SPIP, le Service pénitentiaire d’insertion et de probation, ne favorisant en rien cette réinsertion), la plupart sont « en attente »… et, si la justice lâche l’affaire, au ministère de l’Intérieur et à la police de l’air et des frontières de venir cueillir le sortant pour le mettre dans un avion.
Le tableau que dresse Corinne Rostaing est édifiant, encore et toujours, pourrait-on dire, car le plus frappant dans son ouvrage, résultat d’années d’enquête, c’est que rien n’y fait : les maisons d’arrêt changent, on en construit de nouvelles, on y fait des cellules individuelles, mais, comme l’avait déjà montré Didier Fassin dans L’ombre du monde (Seuil, 2015) à partir d’une ethnographie menée dans un établissement unique de la région parisienne, comme avant lui Claude Faugeron (1934-2010) l’avait souligné, la prison est une extraordinaire et très efficace machine à exclure, pour paraphraser Foucault et le CERFI (Centre d’études, de recherches et de formation institutionnelles, créé par Guattari dès 1966).
Surtout, ce que montre remarquablement Corinne Rostaing avec les mots du savoir, c’est la fonction de dégradation de la maison d’arrêt. Si on avait déjà, notamment avec Jacques Lesage de La Haye (La guillotine du sexe, 1974), dénoncé la violence faite au sujet incarcéré, ce livre, notamment dans son troisième chapitre, analyse très finement le processus de dégradation dont sont l’objet les prisonniers, leurs familles mais aussi les surveillants (les « matons »). Dans les travaux sur le carcéral, on n’aime pas mélanger les détenus et les agents pénitentiaires ; Corinne Rostaing s’y risque avec succès. Elle montre comment les conditions de travail mais aussi le stigmate pèsent, à des degrés évidemment différents, sur les uns comme sur les autres.
Dégradante est la prison, car elle est un lieu de « concentration des souillures » et une institution elle-même souillée par de nombreux scandales (rappelons-nous le témoignage en 2000 du docteur Véronique Vasseur qui fut à l’origine d’une commission d’enquête parlementaire). L’Observateur national des lieux de privation de liberté (ONLPL) ne cesse depuis sa création, comme la Conseil de l’Europe, de dénoncer l’état des prisons françaises. Autrement dit, la maison d’arrêt est, comme le montre Corinne Rostaing, une pure aporie, puisque les surveillants ont le même souhait que les détenus, la quitter (le turn over est considérable), mais que l’on y revient inévitablement, invariablement, et de plus en plus fréquemment. Alors qu’elle fut inventée pour être un lieu démocratique et s’opposer à l’arbitraire du souverain, la prison est devenue le lieu même de la violence d’État – une violence à bas bruit, ce qui fait que souvent nous l’oublions.