Deux ou trois choses que je sais du monde

Récits B est un recueil de nouvelles publiées à l’origine dans des revues et des circonstances variées, souvent pour des commandes, que celles-ci émanent d’éditeurs, de bibliothèques, de galeries, de centres culturels ou de rien. On comprend sans peine ces commanditaires : Frédéric Ciriez a une plume trempée dans un acier plein d’un acide doux, un goût du laid qui suppose un goût du beau, et une manière d’être là très personnelle.


Frédéric Ciriez, Récits B. Verticales, 237 p., 19 €


Tirez un long trait de la pointe bretonne jusqu’au nord de l’Afrique et vous aurez une diagonale sur laquelle Frédéric Ciriez a trois lieux de prédilection pour ses errances : Bretagne-Paris-Algérie. De fait, la majorité de ses nouvelles commencent et se déroulent dans un village ou une route de Bretagne ; ou dans une rue d’Alger ; ou encore au cœur de Paris (à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, par exemple) ou à sa périphérie (à l’entrée du Stade de France, autre exemple).

Attire son regard tout ce qui est décalé, déplacé, moche ou déjeté, et dans le même temps tout ce qui est convenu, officiel, adoubé et aussi moche. En Bretagne, il suit des rails ou tourne autour des ronds-points qui font la fierté des édiles – la mer est absente. À Alger, il contemple un palace d’État qui surplombe une zone portuaire et une gare ferroviaire, des fast-food kitsch et des salons art déco à la beauté fanée – la mer est aussi absente. La Bretagne, l’Algérie, et, par extension, l’Europe et l’Afrique du Nord semblent muées en d’immenses zones industrielles dérisoires, provisoires, pleines de déjections.

Même les noms ont perdu leur saveur, leur beauté, leur unicité, leur exotisme – osons le mot, il est l’occasion de rappeler que Frédéric Ciriez est né à Paimpol, patrie d’adoption de Pierre Loti qui n’apparaît qu’à l’occasion de l’inauguration d’une statue qui exaspère notre écrivain. Collège Yves-Duteil, lycée Zineb Oum El Massakine, ex-Sainte-Élisabeth (« stratégie commerciale », ajoute l’écrivain qui ne se fait d’illusions sur rien), Relax Hotel, Saint-Brieuc-Armor-Agglomération… ces noms qui fusionnent les cultures et les langues en les dénaturant foisonnent dans ces Récits B.

Récits B, de Frédéric Ciriez : deux ou trois choses que je sais du monde

Frédéric Ciriez (mai 2021) © Jean-Luc Bertini

Frédéric Ciriez est un lecteur avide, curieux, qui fait feu de tout bois : il lit tout, les grands écrivains qui apparaissent ici ou là sous forme d’une référence, mais aussi les grafs, les panneaux, les noms d’établissements, les sous-titres des films d’horreur, les blogs d’amateurs de faits divers et de serial killers, les yeux d’une jeune fille qui pleure la mort de Louis XVI un 21 janvier… Il n’est pas le seul à se ficher des hiérarchies et à porter un regard aussi acéré sur ce que nous appelons civilisation, direz-vous. Certains pourraient même le juger complaisant. Il ne l’est pas, en tout cas pas si on le compare à d’autres écrivains qui mettent en scène notre déréliction. C’est vrai, il a une prédilection pour les ordures, vraies ou fausses, au sens propre et surtout au sens figuré, dans la vie quotidienne et dans les arts, et il ne se prive pas d’éreinter l’institution nommée « art contemporain » devenue vache sacrée pour tant de gens, hélas, alors que s’y jouent encore le beau, le regard et le jugement : « En qualité de critique d’art, lâche-t-il, de technicien dans une déchetterie culturelle en réalité, d’ailleurs j’écris de moins ne moins et trie de plus en plus, mes jugements sont devenus des notations par étoiles… »

La citation pourrait laisser entendre qu’il est blasé ou cynique, mais là aussi on aurait tort de le classer. Il est plus insaisissable que cela. Il est un peu esthète ; plus exactement, il est très sensible à la dimension esthétique des choses, à leur apparence, au vernis dont notre époque les recouvre – disgrâce et vanité. Il a l’air de s’en amuser mais il s’en offusque et ne craint pas de taper du poing sur la table : « Je hais cette prudence de couvre-feu universel instituée par l’avènement du rond-point comme forme idéale de distribution routière à “létalité atténuée” – formule publicitaire de l’armurier stéphanois Vernez-Carron, développeur et fabricant de Flash-Ball* », écrit-il, rageur. À des étudiants, on pourrait donner cette phrase à méditer, elle résume tant de contradictions, tant d’impasses, tant de bons et de mauvais sentiments. Ah, la « politique culturelle », comme il l’appelle en soupirant !

Frédéric Ciriez juge les objets mais pas les gens. Il est moqueur mais pas malveillant, il a de la tendresse pour ceux qu’il appelle les « fous littéraires », un attrait pour les marginaux, y compris ceux que vous et moi ne classerions pas dans cette catégorie. L’homme, se dit-on, doit être excentrique et sympathique, discret et capable de lancer des flèches cruelles. Il aime ses semblables : Nini, la prostituée chinoise qui parle à peine français ; Robert, un copain de lycée, punk-rock-goth, devenu fou ; Mehdi, à qui il a enseigné l’écriture dans un atelier, et qui semble avoir opté pour « des valeurs supérieures à la littérature » : la nouvelle s’arrête là, face à une mosquée. « Nous avons considéré la ruine au soleil », achève l’écrivain. Mystère, quelles sont ces valeurs supérieures à la littérature ? (Autre sujet pour des étudiants en lettres ou en philosophie.)

Récits B est un recueil hétéroclite, inégal. Un cabinet de curiosités début XXIe siècle. L’unité de l’ensemble vient de l’agilité de l’écrivain et de son absence de prétention : Frédéric Ciriez écrit à la première personne et à la troisième, dans la peau d’un Blanc et dans celle d’un Noir, en italique et en romain, avec ou sans guillemets, bouscule les règles typographiques et fait grincer les paragraphes. Il est doué, il peut se le permettre, il prend des risques. Il est très libre.

Ce que nous avons appelé des « nouvelles », par commodité, sont parfois des ballons d’essai, deux et trois pages foldingues, un dialogue bref et incongru, une rencontre ou un fantasme érotique, un trait d’humour jeté sur la page. Gratuitement ? Non. L’auteur est hyper-réaliste et en dit beaucoup sur l’enlaidissement du monde – un thème, au fond, vieux comme le monde.

Tous les articles du n° 129 d’En attendant Nadeau