En revenant sur la création, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, de trois parcs naturels emblématiques, Karl Jacoby propose de faire « l’histoire cachée de la conservation aux États-Unis ». Prenant le contre-pied du récit apologétique généralement donné des premières politiques de protection de l’environnement, l’historien américain retrace dans Crimes contre la nature les conflits économiques, sociaux et juridiques qui opposent les populations locales – dépossédées progressivement des territoires et des ressources dont elles avaient toujours eu l’usufruit – aux décideurs déterminés à transformer ces espaces à des fins récréatives et politiques.
Karl Jacoby, Crimes contre la nature. Voleurs, squatteurs et braconniers : l’histoire cachée de la conservation de la nature aux États-Unis. Trad. de l’anglais par Frédéric Cotton. Anacharsis, 448 p., 23 €
L’histoire du conservationnisme nord-américain a surtout été écrite à partir de la vie et de l’œuvre des grandes figures qui l’ont promu, comme George Marsh, John Muir, Gifford Pinchot et Theodore Roosevelt. Une telle démarche aboutit à un récit téléologique qui met en relief les avancées en matière de préservation des espaces et des espèces, mais oublie l’impact de ces politiques sur les groupes humains, les « gens ordinaires », selon le mot de l’auteur, qui faisaient partie de ces écosystèmes. Ce parti pris méthodologique des historiens explique peut-être que l’environnementalisme américain fait souvent figure d’exemple, comparé à la mise en œuvre conflictuelle et parfois violente des politiques de conservation en Afrique, en Amérique latine et en Asie. Karl Jacoby montre au contraire que de telles violences ont bien eu lieu aux États-Unis, mais qu’elles avaient été ignorées.
Pour en faire l’histoire, l’auteur de Des ombres à l’aube (Anacharsis, 2014), qui reconstituait les différents récits d’un massacre pendant les guerres indiennes, s’appuie sur les premières traces nord-américaines des crimes contre la nature. Il lit les procès en justice de braconniers ou de squatters, les articles ou les éditoriaux dans la presse locale, il épluche les procès-verbaux, les amendes et les dénonciations des archives de la police, de l’armée ou des gardes forestiers. Ces archives lui permettent de savoir avec précision ce qui se faisait dans les parcs naturels, mais aussi ce qui se pensait et se disait y compris dans des lieux propices aux confidences comme les saloons et les auberges.
Voici donc que ces « crimes contre la nature » naissent à la fin du XIXe siècle avec l’apparition d’un ensemble exhaustif de réglementations : sur le braconnage, l’atteinte à la propriété privée, l’incendie volontaire et le vol de bois. Rien d’autre que les noms d’activités comme la pêche et la chasse, la cueillette fourragère, l’allumage de feux et l’abattage d’arbres que les groupes humains qui habitaient ces espaces continuent d’exercer, même si elles sont tombées dans l’illégalité. Pendant les quelques décennies où les modes de production de ces sociétés de chasseurs et de bûcherons continuent de dépendre des ressources du parc, des phénomènes de résistance se mettent en place, qui vont du refus de coopérer avec les forces de l’ordre à l’allumage d’immenses feux de forêt visant à détruire ce territoire dont on les exclut.
Plutôt qu’aux grands hommes Karl Jacoby s’intéresse aux « gens ordinaires », et particulièrement à ceux qui ont eu affaire à la justice de leur temps. En ce sens, son geste théorique le rapproche de la microhistoire telle que la proposait Carlo Ginzburg dans sa célèbre étude sur Menocchio, le meunier du Frioul qui dut affronter l’Inquisition pour s’être formé par ses lectures une vision du monde peu orthodoxe. Comme celles de Ginzburg dans Le fromage et les vers (1976), les pages de Karl Jacoby nous permettent de suivre la trajectoire criminelle et intellectuelle de personnages hors normes, comme William Binkley, chasseur de dents de wapiti vivant à Jackson Hole, qui se vantait dans les débits de boisson d’avoir un cal dans l’index « à force de presser la gâchette » et de ne pas avoir à « travailler pour un salaire », avant d’être expulsé par les habitants dudit village et d’être arrêté en Californie avec un stock de peaux et de cornes. Jugé pour avoir violé la loi Lacey de 1900 et condamné à 933 dollars d’amende et trois mois de prison, il réussit à s’évader en octobre 1907. Il est ensuite l’auteur présumé d’un hold-up le 24 août 1908 sur plusieurs diligences transportant des touristes dans le parc de Yellowstone. L’assaillant ne s’en prit qu’aux visiteurs et justifia ainsi son action : « Vous, les conducteurs, si vous avez quelque chose, gardez-le, parce que vous devez travailler pour gagner votre argent », ce que Jacoby interprète comme une contestation des injustices du système du salariat.
Cependant, contrairement aux microhistoriens, Karl Jacoby n’étudie pas le parcours d’un seul homme, son livre regorge d’exemples de ce type. L’une de ses grandes forces est de laisser entendre les voix de tous ces personnages re-situées dans l’ensemble qu’elles constituent. Son travail ne s’intéresse pas d’abord aux trajectoires personnelles, mais aux interactions des sociétés avec les espaces qu’elles occupent. « L’un des principaux enjeux de la présente étude est de participer à l’effacement entre histoire sociale et histoire environnementale », affirme-t-il dans sa préface. Le défi est amplement relevé, grâce à une méthodologie multi-sites qui permet une étude détaillée de trois parcs naturels, à travers laquelle des problématiques distinctes sont abordées : les monts Adirondacks, Yellowstone et le Grand Canyon.
La première partie, consacrée à la forêt, retrace la naissance du parc national des Adirondacks qui, par leur proximité avec les villes de l’Est des États-Unis, fut le laboratoire de la théorie et de la pratique de la conservation de la nature. Jacoby rappelle l’engouement des élites économiques et intellectuelles new-yorkaises qui commencent à séjourner dans cette forêt pour y randonner et y chasser et le lie à la publication, en 1864, de Man and Nature de George Marsh, l’un des pionniers de l’environnementalisme qui contribua largement à ce qu’en 1892 le Parlement de l’État de New York crée le parc des Adirondacks après avoir instauré un appareil légal qui limitait la chasse de gibier, la pêche et la coupe d’arbres et une police forestière pour garantir ces droits. Cette première partie est très attentive aux transformations du foncier, au raidissement des limites de la propriété privée – des familles fortunées y achètent de nombreux hectares, contribuant ainsi à faire disparaître un usage communal de l’espace – et à l’apparition du domaine public contrôlé par l’État. Elle pointe également les incohérences des discours sur la préservation qui accusaient les locaux de détruire la forêt alors que des systèmes d’autorégulation existaient depuis longtemps et que le mode de production traditionnel des Adirondackers – « la classe ouvrière du monde sauvage » – se caractérisait par une grande frugalité. Enfin, elle s’intéresse aux logiques de résistance adoptées par les locaux et aux systèmes de surveillance et de discipline mis en place par les autorités du parc – des tours de plusieurs dizaines de mètres permettaient d’identifier les éventuels auteurs de délits.
Les deux dernières parties, centrées sur le parc naturel de Yellowstone et la réserve forestière du Grand Canyon, abordent frontalement la question indienne. Le parc de Yellowstone est paradigmatique d’une redéfinition de la Nature américaine conçue comme ferment de l’identité nationale excluant les populations indiennes qui occupaient cet espace. Les Bannocks, les Shoshones, les Crows et les Blackfeet sont repoussés progressivement aux frontières du parc et les lois d’interdiction de chasse sont le principal moyen pour les y contraindre. Le conflit entre les autorités locales et les autorités fédérales se fixe sur la gestion du parc jusqu’à ce que celle-ci soit remise entre les mains de l’armée, qui n’hésite pas à utiliser des informateurs pour surveiller les activités de braconnage et traquer les chasseurs. Là encore, la résistance des habitants de la montagne adopte diverses formes – de l’introduction illégale d’armes à feu dans le parc à des affrontements avec les troupes, en passant par une tolérance complice des jurys populaires appelés à se prononcer sur des délits relatifs à la nature. L’opposition est moins frontale au Grand Canyon, réserve forestière du désert. Les Havasupais ne sont pas expulsés, comme l’auraient souhaité les autorités fédérales, mais sont déplacés vers le plateau du sud de la réserve et leur présence y est tolérée après des négociations ardues entre leurs représentants, le gouvernement fédéral et le Bureau des Affaires Indiennes – prêt à les défendre à condition qu’ils acceptent de cesser de chasser, de cohabiter avec les éleveurs et à la longue d’en devenir.
Par la perspective adoptée et le parti pris méthodologique, Crimes contre la nature ne s’est pas seulement imposé comme une rupture dans l’historiographie sur l’environnementalisme nord-américain. Il prend place, sans le dire, comme un jalon dans certains débats contemporains en histoire et en philosophie. La réflexion sur la disparition des communs engagée par Karl Polanyi dans La grande transformation (1944) trouve son écho dans les Adirondacks que présente Jacoby. L’installation de dispositifs de contrôle et de surveillance dans les parcs n’est pas sans rappeler, dans un espace à la fois ouvert et fermé, les institutions disciplinaires telles que les concevait Michel Foucault.
Anacharsis publie la traduction de Crimes contre la nature après Des ombres à l’aube et L’esclave qui devint millionnaire (2018). Pourtant, il s’agit du premier livre de Jacoby, publié aux États-Unis dès 2001. Il n’a rien perdu aujourd’hui de son originalité, tout en faisant éclore les thèmes que Jacoby a développés par la suite, montrant avec éclat que l’œuvre d’historien bourgeonne souvent de manière organique.