Après Nietzsche et Pontormo, Pierre Parlant s’intéresse à Aby Warburg, historien de l’art et collectionneur qui, en 1896, a poussé sa curiosité jusqu’en Amérique, à la découverte des Hopis à Oraibi, dans l’Arizona. Avec Une cause dansée, l’écrivain, qui a lui aussi fait le voyage dans ces terres arides, clôt une trilogie qui ne craint pas de fréquenter des hommes réputés fous pour interroger notre rapport à l’espace et au temps. Sortant de sa zone de confort, il déploie toutes les ressources de l’écriture pour attirer le lecteur hors des sentiers battus.
Pierre Parlant, Une cause dansée. Nous, 224 p., 22 €
On retrouve dans ce livre la démarche de celui qui séjourna à Nice pour Les courtes habitudes et alla en Italie pour Ma durée Pontormo. Après les lettres du philosophe, puis le journal du peintre, le support est cette fois le texte d’une conférence donnée par Warburg plus de vingt-cinq ans après son voyage, Le rituel du serpent. Un texte qui repose lui-même sur des impressions visuelles (celles du voyage mais aussi des photographies illustrant la conférence), à l’instar des souvenirs de promenades de Nietzsche et des descriptions de travail pictural de Pontormo. Warburg prononce cette conférence alors qu’il est interné dans une clinique suisse pour « de graves troubles psychiques ». Renouant avec son attachement aux textes fragmentaires, Parlant puise également aux carnets de voyage de Warburg, qu’il appelait lui-même ses « ricordi » (à la fois le souvenir et la consignation de quelque chose pour mémoire), ainsi qu’aux écrits sur le sujet d’André Breton (qui fit lui aussi le voyage).
C’est d’abord un road movie en vignettes – des distances interminables (pour un Européen du moins), des cieux immenses, quelques chants d’oiseaux, une chaleur accablante. On est loin des rivages méditerranéens, loin de la fertile Toscane, mais la pensée de Warburg aide le narrateur à tenir. Pourquoi ? Parce qu’à la faveur d’un tel voyage, même s’il n’a pas assisté au rituel hopi du serpent, Warburg pense l’histoire de l’art à travers un prisme nouveau. Une autre manière d’envisager le monde peut naître d’un « souvenir par procuration » et c’est précisément la quête de Parlant dans cette trilogie vagabonde. Le questionnement est d’autant plus fort dans cet opus en suivant la trace d’une culture au contact de laquelle les Européens ont dû repenser leur conception, non seulement de l’espace, mais aussi du temps – et la repensent encore.
Un questionnement qui s’inscrit jusque dans la langue : selon Benjamin Lee Whorf, cité en fin d’ouvrage, « la langue hopi ne contient aucune référence au « temps », ni explicite, ni implicite ». Sans entrer dans la controverse ou les détails linguistiques, il apparaît que penser le temps comme quelque chose qui s’écoule à la manière d’une rivière n’est qu’une approche possible, qui n’est pas celle des Hopis. Il est permis de s’interroger plus largement sur la pensée humaine dans son rapport à l’espace et au temps, depuis ceux qui parlent en distance-temps (à l’instar des Hopis qui disent « Walpi dans quatre jours ») jusqu’aux interrogations des contemporains de Warburg sur l’espace-temps. Une cause dansée tente de voir le monde « par en-dessus », comme un aigle du désert. Un monde qui pense la verticalité : la chute de la pluie rendant seule possible la germination du maïs, il faut faire jaillir le reptile du monde souterrain pour provoquer les éclairs (traditionnellement représentés par les Hopis comme des serpents) et l’averse bienfaisante. C’est le rituel du serpent, décrit en une série de neuvains au cœur du livre. Warburg ne connaissait pas l’espagnol, encore moins la langue hopi ; et Parlant lui aussi s’aventure en langue inconnue, savourant les noms de lieux, allant jusqu’à tenter une composition de mots hopis sur la page, sorte de séquence poétique visuelle inspirée par The Desert Music de Steve Reich.
Tout se passe comme si la démarche de Parlant décrivait une spirale dans cette trilogie : à partir de lettres ou d’un journal, la perspective s’élargit – et pas seulement au plan géographique. Le panorama appelle la photographie, les couleurs la peinture et de loin en loin la peinture florentine appelle une représentation du monde qui transcende les lieux et les époques. Warburg ne parle pas de Pontormo dans Le rituel du serpent, il n’y a pas de rapprochement explicite non plus dans Une cause dansée, mais il ne serait pas difficile de relier les pointillés ; l’un des charmes de la lecture de Parlant est cette manière de semer des références comme autant de cailloux sur un sentier qui peut inciter le lecteur à se (re)plonger dans l’histoire des arts et des lettres. Ainsi lit-on dans Les courtes habitudes : « voici que je pense soudain à Z., le poète trévisan m’ayant dit voir dans les phénomènes météorologiques l’ultime refuge des dieux ». Dérouler ce fil, en partant d’un paysage des Alpes-Maritimes et en évoquant Andrea Zanzotto, peut finalement mener sur les routes de l’Arizona.
Cette entreprise de défamiliarisation – tenter de faire siennes la routine d’un autre, la langue d’un autre, la pensée d’un autre – a forcément ses limites mais le mérite d’essayer de les repousser. Alors que Parlant pouvait se débrouiller en italien, il se trouve démuni avec la langue hopi, mais il ne s’en détourne pas pour autant. Il suit les traces de Warburg, curieux de l’Amérique précolombienne affleurant sous l’influence espagnole puis anglo-saxonne, avec un décalage temporel (et technologique) supplémentaire assumé : à lui les références cinématographiques, l’automobile et sa radio et son GPS. L’expérience offre un palimpseste encore plus riche, qui va de la palette de couleurs insoupçonnée du maïs (la céréale de l’Amérique) à la « fiction numérique » des photos de Google Earth en passant par le pas du cheval : animal emblématique de la conquête de l’Ouest, il est aussi indissociable de l’histoire du cinéma, grâce aux images d’Eadweard Muybridge décomposant le mouvement de sa course. On y pense par exemple en lisant ce passage : « certaines images qu’il a trouvées ont dégrafé l’Histoire ; il les revoit, les connaît, est sûr de ne les avoir jamais vues […] ; sans cesser d’avancer, en balayant l’écran tactile des siècles épuisés, il les fait à présent défiler, les assemble mentalement “cheval, cheval”, les agence, au besoin les recadre, les cite à comparaître, les confronte, s’emploie à composer à leur endroit un tableau synoptique suivant un ordre qu’un élan de surprise commande ».
La lecture d’Une cause dansée invite donc aussi à s’interroger sur l’évolution des arts et des techniques : ironie de l’histoire, il existe un enregistrement sonore du rituel ancestral du serpent, mais non de la conférence de Warburg – sans parler de toutes les œuvres musicales du passé qui peuvent seulement être reconstituées à partir des partitions parvenues jusqu’à nous. On sait en revanche quelles images il a projetées en ce temps de diapositives, bien avant les Power Point d’aujourd’hui, et quel texte il a prononcé. Comme dans ses livres précédents (même si celui-ci intègre plusieurs photos), Parlant choisit moins les images que les mots pour tenter de traverser l’espace et le temps, relie les points pour former une constellation, un peu comme la notation du mouvement en danse ou la partition musicale. Car la langue aussi a des rythmes, des vitesses, des intensités. L’évocation du paysage sonore (oiseau-moqueur, crécelles des danseurs, bruits de moteur) complète les impressions visuelles et renforce la voix narrative et poétique. Parlant réussit son pari de passeur : mû par un désir impossible, celui de vivre une expérience vécue par un autre, il suscite à son tour chez le lecteur le désir vain d’un spectacle littéralement invisible, capturant dans ses lignes suffisamment d’impressions pour créer ce qui fait souvent défaut à des spectateurs blasés d’images : la curiosité.