Une dystopie pandémique

Ils avancent inexorablement. Muets, le regard vide, tels des robots, des hommes et des femmes de tous âges sont en route. Une terrifiante aventure commence dans Les somnambules de Chuck Wendig, et elle va se déployer sur plus de mille pages, une dimension a priori rebutante, et pourtant.


Chuck Wendig, Les somnambules. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Paul Simon Bouffartigue. Sonatine, 1 165 p., 25 €


Nous sommes aux États-Unis, en pleine période électorale, un robot mène la danse, une pandémie se déclare. On croit entamer un thriller brûlant d’actualité agrémenté de quelques néo-gadgets électroniques, au bon croisement de la science et de la fiction. C’est un monde bien différent qui nous happe avec le livre de Chuck Wendig.

Nessie, quinze ans, est la première à quitter sans crier gare la ferme familiale de Maker’s Bell, Pennsylvanie. Shana, sa sœur, tente de la retenir mais l’ado marche droit devant elle dans un état somnambulique dont rien ne peut la faire sortir. Elle est bientôt rejointe par des dizaines puis des centaines d’autres personnes que, comme elle, rien n’arrête, ni les supplications ni les ordres ou les menaces, ni les obstacles physiques qu’on leur oppose pour les détourner du danger, la circulation d’abord. Viendront ensuite tornades, canicules, radiations nucléaires, fusillades de masse…

Les somnambules, de Chuck Wendig : une dystopie pandémique

Chuck Wendig © D.R.

Pire, tenter de les arrêter déclenche chez eux des convulsions puis les fait exploser en morceaux de chair et de pièces microélectroniques, ainsi de l’infortuné professeur de mathématiques de Nessie. Le temps passe, une angoisse grandissante succède à la stupeur. De jour comme de nuit, sans manger ni boire ni prendre le moindre repos, les marcheurs s’orientent vers une destination connue d’eux seuls. Des proches fous d’inquiétude les accompagnent. La presse, les politiques, des équipes médico-scientifiques s’en mêlent et, comme si cela ne suffisait pas, une maladie non identifiée se répand soudain dans le pays, tuant bientôt des milliers de personnes.

Benjie, un Afro-Américain, expert de haut niveau des pandémies mondiales, est dépêché auprès de l’étrange troupeau et de ses « bergers ». Il est chargé de mettre en évidence les liens scientifiques susceptibles d’exister entre ce déplacement humain incongru et l’apparition du virus meurtrier. Peu importe si son administration l’a marginalisé récemment, un super algorithme conçu pour prédire l’avenir, Black Swan, l’a désigné comme son interlocuteur exclusif. Conçu par Sadie, une Britannique, et rare comme un cygne noir, cet algorithme possède « un script programmatique » d’une exceptionnelle complexité, « il pense », mieux, il prévoit. Cependant il « ne communique pas dans le langage brouillon qui est le nôtre ». Un dialogue très stratégique va devoir s’établir à travers un curieux téléphone entre lui et Benjie, où tout reste à déchiffrer prudemment des énigmatiques messages que délivre le capricieux engin.

La dynamique du drame dans toute sa complexité est désormais en place. Par le biais d’une langue claire, directe, sans autre artifice que l’italique pour souligner des réflexions intimes, ou des capitales pour mettre en scène les charades alambiquées du Grand Décodeur, le récit s’élabore lentement, il vagabonde, revient, repart, s’attarde, comme s’il voulait donner à chaque élément de l’histoire son tempo idéal, celui où l’on a bien en main les enjeux, les personnages, où même le plus ignorant des lecteurs adhère sans problème aux vertigineuses arcanes de l’Intelligence Artificielle.

Tandis que le rythme quasi métronomique des marcheurs scande la succession des chapitres, le troupeau s’enfonce toujours plus à l’ouest à travers les États-Unis. Quelque chose ou quelqu’un (une Force maligne, un Envahisseur ? un Pirate informatique surpuissant ?)  est-il en train de tisser la toile d’un implacable scénario où se concrétisent les unes après les autres les prédictions les plus pessimistes de Black Swan ? Sous les pas de nos héros, marcheurs somnambules ou bergers, s’ouvre à chaque épisode un nouveau gouffre totalement inattendu, irréversible : dérèglement climatique, radioactivité du bâti, désertification des sols, pandémies, extinction des espèces, viols, vols, meurtres – autant de maux venus plutôt de la Terre elle-même, constatent terrifiés Benjie et ses équipes.

Les somnambules, de Chuck Wendig : une dystopie pandémique

L’apocalypse, c’est donc ici et maintenant. Face à elle, la société américaine contemporaine se déploie dans toute sa complexité, que le roman décrit avec un réalisme décapant. Honnêtes gens, escrocs, fanatiques, jeunes défavorisés, croyants, scientifiques, Noirs, Blancs, y apparaissent tour à tour sincères, lâches, crédules ou cyniques, tous complètement désorientés. Tous combattent ou utilisent, voire manipulent, les tensions sociales que l’effroi attise, racisme, bigotisme, complotisme, violence. La campagne électorale s’invite, pour le pire. Quelques personnages bien campés incarnent ces dynamiques qui s’affrontent. Jamais décrits, plutôt finement suggérés à travers leurs actions, leurs échanges et la façon aléatoire dont évoluent leurs relations, ils apportent au torrent de catastrophes une amère respiration, parfois aussi une réelle fraicheur.

Shana, par exemple, la sœur de Nessie, âgée de dix-huit ans. Elle ne quitte pas le troupeau, dût-elle y laisser la vie. Issue d’un milieu rural modeste, nourrie de séries télévisées, c’est une sale gosse, lumineuse, pleine de vivacité et d’humour face à l’effroi. Son énergie insolente défie le destin, contrarie le récit, le force à quelques provisoires sursis. La révolution personnelle de Mathew, pasteur évangélique, bigot vénal, en martyr christique, fait entendre aux marges de la caravane maudite des accents d’une inimaginable noirceur. Ce que subit Marty, une flic réformée obèse, trépanée et illuminée, est de la même eau. Et que dire d’Orzak, suprémaciste blanc, brute criminelle et charismatique, pervers raciste acharné ; d’Arav, le jeune étranger loyal jusqu’à la mort ; de Pete, rocker vieillissant, clown héroïque ? Le traducteur, Paul Simon Bouffartigue, semble les aimer beaucoup. Il excelle à retrouver les différents niveaux d’expression qu’offre le français parlé actuel, du jargon technologique à celui des réseaux sociaux ou à la langue jeune et populaire.

Un autre récit plus métaphorique, comme un parfum biblique, s’esquisse dans les derniers méandres de la dystopie, qui restent ouverts à l’interprétation. Les marcheurs sont-ils des élus ? De qui, dans quel but ? La montagne qui surplombe Ouray, Colorado, leur destination finale, est-elle réelle ou n’est-elle qu’une illusion, un « programme en cours », comme un Livre qui s’écrit ? Qui est ce bébé à venir conçu par un homme disparu, sur qui Black Swan, devenu nuage de data en forme de gros ver, va rebrancher une nouvelle humanité ? Et ce père qui sacrifie son fils ne cherche-t-il pas la rédemption des survivants ? Le couple formé par le Black Swan et Chuck Wendig le suggère, mais laisse ses interlocuteurs libres de trouver d’autres explications. Faut-il y voir le jeu de l’auteur soucieux de donner une perspective supplémentaire aux scénarios de science-fiction ou d’horreur dont il est spécialiste ?

Le talentueux romancier ne se livre pas aussi facilement ! Chuck Wendig propose simplement une strate de plus, qui tire de la question restée sans réponse une nouvelle énergie. Page après page, il a donné aux ressorts du drame le temps de se tendre, de gagner en épaisseur, d’atteindre une dimension romanesque optimale, moins pour raconter une histoire que pour immerger dans un livre-monde où l’homme, augmenté ou non, oscille entre la solidarité de l’espèce et la tentation du mal. Un livre hors norme où jamais on ne se perd ni ne s’ennuie, c’est une prouesse.

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