Encres fulgurantes

« Ma monstruosité est d’encre ! », prévient le poète marocain Mohamed Hmoudane en ouverture de son nouveau recueil, À mille chants du naufrage. Entre poésie et peinture, il restitue un univers de fulgurances créatrices à la fois énergiques, subversives et interculturelles.


Mohamed Hmoudane, À mille chants du naufrage. Calame Autoédition, 86 p., 13 €


Après deux romans remarqués et plusieurs recueils de poésie, publiés principalement aux éditions de La Différence, Mohamed Hmoudane poursuit une œuvre iconoclaste, hantée par la violence de l’époque et la fulgurance du verbe. Le naufrage présent dans le titre semble faire écho à sa lecture incisive du monde et évoquer les paysages accidentés que traverse sa poésie.

Composé de trois longs poèmes et agrémenté d’une série de toiles du poète, À mille chants du naufrage s’ouvre sur une épigraphe issue de la préface donnée par Sartre au Journal du voleur de Genet : « N’est pas Narcisse qui veut. Combien se penchent sur l’eau qui n’y voient qu’une vague apparence d’homme ». Dans la suite du texte, Sartre dit de Genet que « les surfaces les plus mates lui renvoient son image » et que « même chez les autres, il s’aperçoit, et met au jour du même coup leur plus profond secret ». Chez Hmoudane, ce dédoublement du sujet résonne dans la composition du recueil : la peinture et la poésie sont les deux miroirs d’une écriture portée par le feu et l’urgence de la création. Le poète-peintre explore la frontière ténue entre le réel et le faux-semblant, entre la matière volatile du « je » et les éclats étincelants d’un monde en déliquescence.

Tantôt errant dans la misère des rues parisiennes, tantôt « reclus dans [son] corps-sanctuaire », le poète restitue un univers fait d’écarts et de ruptures. À Paris, dans le sillage du poème, il y a « le bleu et le rouge des gyrophares » et des « tentes sous le pont ». Au pays natal, entre Rabat et Salé, « les coques des yachts » sur les rives du fleuve Bouregreg s’effacent pour laisser place à un bidonville. À Barcelone, voici le poète tirant « avec des Gitans des caddies chargés de crânes de conscrits rifains et de billets de banque frappés à l’effigie d’El Caudillo ». Le poème de Hmoudane est souvent en transition, balloté entre des espaces et des temporalités marquées au fer rouge des fractures sociales et des blessures historiques.

Poète arpenteur, Hmoudane écrit avec pour matière le bitume et l’asphalte brûlants. Le leitmotiv du recueil est cette encre « incandescente, ramifiée », qu’elle soit mêlée à la chaux ou tachée de sang, épousant la sève des arbres ou dégoulinant des remparts de la ville. À l’horizon du poème, la mort est subvertie, détournée, à l’image de tel linceul arrosé de sperme ou de tel suaire « flottant » et « éblouissant d’absence ». Dans le dernier texte, dédié à un ami suicidé, le poète affronte les hyènes de la mort et « bave, au lieu de rimes, des rires enragés ». Au sang de l’être cher, « irriguant naguère la machine à l’usine », répond un cri tonitruant qui s’approprie la tragédie du suicide et la jette à la face des idéologies, à commencer par « la rose flétrie de la Social-démocratie “triomphante” ». Avec la force et l’insolence de l’image poétique, Hmoudane martèle que « la poésie est autant nécessaire qu’une coupe de poison que chaque cadavre doit ingurgiter pour célébrer sa propre mort, en se masturbant devant la foule ». C’est dire l’élan subversif qui porte la parole du poète, constamment ancrée dans des moments de souffrance, de jouissance ou de jubilation extrêmes.

Dans le recueil, cette dynamique se traduit par une profusion de liquides sulfureux giclant sur la page, une suite d’orifices et de phallus toujours prêts à bousculer « les bonnes mœurs et la civilisation ». Par-delà ses éclats lubriques, la voix de l’« homo vulgaris » vise le bouleversement des frontières et des systèmes de représentation, notamment en transcendant les catégories du haut et du bas. Dès lors, on comprend cette procession d’apparitions soudaines et de spectres inquiétants qui traversent le recueil. Aux frontières de l’hallucination et du simulacre, Hmoudane cultive une fascination pour les contours, les silhouettes, les ombres qui hantent l’écriture. Crachant les mots « comme des caillots de sang », le poète raconte ses déambulations et ses « intempérances » : chaque vers est une expérience de dessaisissement, une promesse d’évasion vers « mille ailleurs » ou « mille strates cachées » dans le creux du poème.

À mille chants du naufrage, de Mohamed Hmoudane : encres fulgurantes

Vue du fleuve Bouregreg depuis Oudaya (Maroc) © CC/Anass Sedrati

Dans l’univers poétique de Hmoudane, les blessures sont gravées dans le matériau de la langue. Un compatriote sans abri est décrit comme « fantomal », à la fois présence fantomatique et « incarnation du mal qui le taraudait ». Au fil des pages, des bribes d’arabe et de kabyle viennent s’agréger au français pour former « une giboulée alchimique de mots », pour traduire ces moments de refus que seul le néologisme arrive parfois à saisir, comme ce cri rebelle et sarcastique : « Déblédarise-moi ! » À mi-chemin entre la collision et l’expulsion, l’écriture de Hmoudane rappelle la poésie à un devoir d’anticipation et de consignation du mal : « s’il y a dans tout royaume quelque chose de pourri, le verbe doit en jouer à l’avance, telle une partie de poker, toutes les tragédies ». Le poème est ce champ fondamental que labourent sans cesse la brutalité du vécu, le spectacle de la misère, la déflagration de l’encre prise dans le tourbillon du réel.

Il n’en demeure pas moins que la poésie de Hmoudane sait ménager des espaces de respiration autour de cette matrice première qu’est la Nature. À la faveur d’un « vent marin », de quelques « gerbes d’écume » ou « digues de plantes pleureuses », le poème se fait dialogue avec le vivant. Dans l’univers poétique de Hmoudane, des coléoptères, des hirondelles et des tourterelles sont autant de « symphonies » qui accompagnent le jaillissement de l’encre sur la page. Le poète est ce « barde des éléments » qui n’en finit pas de propulser ses vocables vers les cieux, s’arrêtant de temps à autre pour célébrer « l’immense étendue à la fois fragile et immémoriale d’un bourgeon, d’une corolle, d’un pétale ». Parallèlement au déchaînement du poème, il y a chez Hmoudane un retour salutaire à l’infime, une manière d’opposer au chaos du monde la régénération organique et silencieuse de la matière.

Comme un écho à l’explosion du verbe, la poésie de Hmoudane regorge de références poétiques et culturelles tissant un réseau d’affinités et de dialogues sous-jacents. Au détour des pages, on relit Le Manifeste, on extrait des « balles encore ardentes » du corps de García Lorca et on s’arrête au square Degeyter à Saint-Denis, nommé ainsi en hommage à l’ouvrier-musicien belge ayant composé la musique de L’Internationale. D’un poème à l’autre, on croise Artaud, Fondane, mais aussi Mozart, Giacometti, Dalí, Picasso, Warhol, ou encore le grand grammairien de langue arabe Sîbawayh.

Indocile et flamboyante, l’écriture de Hmoudane s’autorise toutes sortes de sauts temporels et d’emprunts textuels. Ainsi, le nouveau théâtre de Rabat est « un navire » sorti du « rêve d’une lointaine descendante de Nabuchodonosor » en référence à son architecte iraquienne Zaha Hadid et aux racines de sa culture babylonienne. Dans le recueil figure un extrait du poème « Vierge folle » de Rimbaud, écho à la fois à l’exercice de l’autoportrait dédoublé et au délire de la parole poétique. De même, quand le poète se demande, seul face à l’architecture du monde, si un coup d’œil « jamais n’abolira le hasard », on pense évidemment à la figure du « Maître » naufragé dans le poème de Mallarmé, défiant les cieux et disant l’anéantissement du monde.

Soucieux de repousser les confins du poème, Hmoudane évoque de manière plus subliminale d’autres formes de création dont la sculpture et le théâtre de tréteaux, ce qui donne encore plus de relief aux toiles ardentes qui accompagnent et prolongent ses textes. Du reste, il suffit de s’arrêter sur les titres de ces acryliques pour y déceler un écho à la fulgurance de la poésie (« Incendie », « Chaos ») et à l’énergie complexe qui l’anime (« Enchevêtrement », « Matrice », « Élan »). Là encore, cette énergie a des résonances culturelles, à l’image de la toile portant le nom du « Zaqqum », l’arbre de l’enfer mentionné dans le Coran, et de celle intitulée « Africanisme », dont les formes longitudinales, telles des « sculptures en prière », semblent à la fois rendre hommage à l’art africain et démystifier les préjugés tenaces qui continuent d’en influencer l’interprétation.

Entre poésie et peinture, les encres fulgurantes de Hmoudane disent autant la passion du créateur que l’anxiété qui taraude sa création. Les titres des trois poèmes se détachent en lettres blanches sur de larges pages noires, comme pour affirmer simultanément la permanence de la nuit et l’obstination du regard poétique. Allégorie du poème, la première toile du recueil, « Animalité », ressemble à une obscure tache d’encre aux allures d’un scarabée difforme et monstrueux. Par les éclats rutilants de ses déflagrations, l’art de Hmoudane a pour vocation de dire autrement le monde et de libérer le sujet poétique en lui donnant, d’un bout à l’autre du recueil, les moyens d’« en finir avec des siècles entiers de « bonne poésie » ».

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