Enquête sur les amants de Cornouailles

« Le lecteur aura beau se lever tôt, il prendra toujours l’histoire en cours, elle aura déjà débuté », écrit avec justesse l’écrivain Pierre Senges à propos du roman de Tristan en prose, dont les éditions Anacharsis proposent depuis 2019 une traduction au long cours d’Isabelle Degage. Non seulement, bien sûr, parce que Pierre Senges prend l’histoire en cours de route, en préfaçant le volume central d’une traduction-somme qui en compte cinq et suit l’histoire tristanienne de la naissance à la mort de ses héros ; mais aussi parce que la somme en prose qu’est cette version de l’histoire des amants de Cornouailles est un palimpseste aux multiples couches.


Tristan. 1. Le philtre ; 2. La Table ronde ; 3. La Joyeuse Garde. Trad. du moyen français par Isabelle Degage. Anarcharsis, coll. « Un siècle d’or, 3 vol., 672, 672 et 576 p., 20 € chacun


En s’engageant dans l’aventure tristanienne, lecteurs et lectrices d’hier et d’aujourd’hui sont, en effet, radicalement plongés au cœur même de l’invention romanesque médiévale – arborescente, labyrinthique, et fondamentalement inachevée, à l’image des grandes cathédrales gothiques qui lui sont contemporaines. Ce choix d’une fiction tentaculaire va de pair avec une autre invention alors révolutionnaire : la prose en langue vernaculaire [1]. En lisant la version de la légende tristanienne proposée par les éditions Anacharsis, les lecteurs ne doivent pas s’attendre à découvrir les origines – toujours dérobées – de l’intrigue passionnelle qui a innervé toute la culture occidentale. En revanche, ils sont conviés à une naissance plus passionnante encore : celle qui associe prose et roman et fait de la fiction le lieu d’une ambitieuse enquête, toujours en devenir.

Le roman de Tristan en prose : enquête sur les amants de Cornouailles

Par les entrelacs de la prose, les romanciers médiévaux se sont collectivement efforcés de doubler le monde en construisant un véritable univers en expansion, avec ses réseaux sociaux, ses zones de conflit, ses frontières et ses chemins de traverse. Si le roman ne cherche ici aucunement à restituer un original mythique, ses rédacteurs (multiples) sont autrement engagés dans une exploration sans fin des origines, de toutes les zones d’ombre qui permettent d’approcher la complexité du réel. Il faut tout dire : les rencontres, les coulisses, les prémices et les fins dernières, et jusqu’à la naissance bouleversante du héros, lors d’un accouchement en pleine forêt (dans le volume I) qui aura coûté la vie à sa mère et marqué son destin. Au fil des copies, les ateliers médiévaux ont poursuivi l’entreprise, par l’adaptation, la continuation et l’illustration.

En leur temps, ces équipes de romanciers professionnels, ancêtres de nos scénaristes, répondaient au désir d’une communauté grandissante de lecteurs et de lectrices avertis, assoiffés de romans. Au XIIIe siècle, cette communauté extensible coïncidait avec les réseaux courtois de l’Europe médiévale, qui n’ont cessé de commander continuations et copies, jusqu’à la fin du Moyen Âge, pour satisfaire une passion de l’intrigue, prétexte à l’exploration des méandres de la langue et du monde. Car la passion tristanienne manifeste d’abord sous toutes ses formes le goût de la fiction pour l’enquête : enquête sur l’origine d’un double destin héroïque, enquête sur les motivations – mimétiques plus que magiques – de la passion amoureuse (volume I), enquête sur les tensions entre rivalités chevaleresques, poétiques et politiques, qui sont au fondement de l’éthique et de l’érotique courtoises (volumes II et III), enquête sur les limites de l’amour charnel, mais aussi sur celles qui associent vie au monde, héroïsme et spiritualité (volumes IV et V). Les amateurs de l’œuvre de René Girard et les lecteurs de Georges Duby seront ici au cœur du chantier qui a consolidé la culture courtoise, pour les hommes et les femmes qui en furent les acteurs, miroirs des personnages. Loin de tout exotisme gratuit, le roman, par sa dimension critique, leur donnait déjà les moyens de réfléchir à leurs propres représentations.

Et l’amour, dans tout ça ? Le sens de l’aventure ? Deviennent-ils prosaïques ? L’histoire de Tristan et Iseut (laquelle aurait toute sa place dans le titre…) puisait à la source du grand chant courtois des troubadours et des trouvères, auquel s’adossaient encore les nombreux récits tristaniens en vers, que l’on peut lire en traduction ailleurs [2]. Dans cette gigantesque réécriture en prose, la disparition du vers met-elle en péril l’expression du désir et sa difficile mesure, sa tension lyrique ? Le roman arthurien conjoint élan et allant, armes et amour. Qu’il soit mystique ou terrestre, le désir que formule la littérature médiévale est mouvement : la chevauchée et son horizon, la quête, en constituent une modalité particulière, dont Giorgio Agamben a récemment rappelé la puissance, donnant une définition haute, existentielle, de l’aventure [3]. La prose romanesque en démultiplie et déplace les effets : par ses insatisfactions permanentes, sa curiosité, son savoir propre, elle éclaire – et prend le risque de détruire – les ambiguïtés de ses modèles versifiés, comme l’a montré au siècle dernier Emmanuèle Baumgartner, grande lectrice de la tradition arthurienne et tristanienne [4].

Le roman de Tristan en prose : enquête sur les amants de Cornouailles

Ainsi, le roi Marc n’est plus le roi tragique du Tristan de Béroul, mais un représentant caricatural de la figure du mari discourtois, couard, stupide et criminel, responsable de la mort des amants. Le philtre n’est plus le symbole unique de l’intensité du lien amoureux, et de sa part de mystère ; d’autres relations, conflictuelles et polyphoniques, occupent le devant de l’intrigue et sont mises au jour, faisant fi de la leçon d’obscurité que transmettait entre les lignes le vers aux losengiers trop curieux. Le roman de Tristan en prose se confronte en cela à son grand rival, qui fut pionnier en la matière : le cycle du Lancelot-Graal, son aîné de peu. Les nouveaux romanciers du Tristan croisent les univers et nous révèlent une rivalité toute littéraire : Tristan et Iseut deviennent les amis de Lancelot et Guenièvre, Tristan est élu compagnon de la Table ronde (tome II), il vit, protégé d’Arthur, une longue parenthèse amoureuse au château de la Joyeuse Garde (tome III), il finira par participer à la quête du Graal (tomes IV et V, à venir) : Tristan, meilleur encore que Lancelot ; Iseut, plus parfaite que Guenièvre…

Mais Tristan et Iseut ne sont pas simplement des doubles concurrentiels de Lancelot et Guenièvre : l’un et l’autre, habités par une sensibilité lyrique, sont autant amants qu’écrivains et lecteurs passionnés. Retour à la source, magnifique, qui nous donne à lire, enclos dans la prose, l’échange de poèmes lyriques chantés et composés par les personnages, et qui permet aussi de suivre l’histoire d’une volumineuse correspondance, greffée dans le texte, restituant la spécificité de la parole amoureuse [5] :

« Ami, de ce mortel combat,

Fuissiez-vous port avec trépas

Pour le venin de mauvais tour ;

Mais je vous guéris en ma tour. » (« Lai d’Iseut », vol. 1)

Le Tristan en prose renoue étroitement, on le voit, avec ce que le Lancelot-Graal avait dilué : l’aventure et l’amour sont indissociables du chant, de la poésie et de l’écriture, la chevauchée a son envers, la méditation suspensive. Les éditeurs de la traduction ont souhaité faire entendre cette esthétique nouvelle. La belle traduction d’Isabelle Degage, traduction « bédiériste », suit une des versions tardives du roman, conservée dans un luxueux manuscrit du XVe siècle, le manuscrit de Vienne 2537 [6] : cette version est donc déjà une adaptation, médiévale, de sa source du XIIIe siècle, rajeunie de l’ancien au moyen français. La traduction, très fluide, plonge avec aisance le lecteur dans la fabrique, polyphonique, du roman médiéval, judicieusement divisé ici en cinq saisons ; elle est surtout prolongée par des pièces annexes, proposées sur le site des éditions Anacharsis : des extraits lus de la traduction, au fil de chacun des volumes, ponctués de mises en musique des insertions lyriques, librement interprétées par des compositeurs et des musiciens contemporains, témoignent d’un remarquable travail de réappropriation de l’esprit créatif médiéval. Ce prolongement virtuel, loin d’être maladroit ou anecdotique, mérite d’être salué : il fait entendre la singularité de l’œuvre traduite, rend à la littérature médiévale son souffle, sa transversalité, son sens de la communauté et sa force d’inspiration pour la création et pour l’édition contemporaines, Joyeuse Garde de notre temps.

Le roman de Tristan en prose : enquête sur les amants de Cornouailles

On attend donc avec impatience les derniers volumes de cet ensemble, en espérant qu’il suscitera aussi un partage virtuel d’images, car les copies manuscrites du Tristan en prose ont été pendant trois siècles le terrain d’exploration des plus grands ateliers d’enluminures. Le manuscrit de Vienne 2537, notamment, enluminé par un des artistes proches du duc de Berry, associe au texte la musique et l’image et proposait déjà à son lecteur très courtois une expérience esthétique complète.

  1. On pourra consulter sur ce sujet le dossier dirigé par Emmanuèle Baumgartner, « Le choix de la prose (XIIIe-XVe siècle) », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 5, 1998.
  2. Tristan et Iseut : les poèmes français, la saga norroise, textes originaux et intégraux présentés, traduits et commentés par Daniel Lacroix et Philippe Walter, Librairie générale française, 1989 [réimpression 2004], et Tristan et Yseut : les premières versions européennes, éd. Christiane Marchello-Nizia, Gallimard, 1995. Le Roman de Tristan en prose a déjà fait l’objet d’une traduction collective, publiée en 9 volumes aux Éditions universitaires du Sud : Le Roman de Tristan en prose, 1994-1999. On pourra lire le texte en langue originale dans l’édition en 5 volumes dirigée par Philippe Ménard : Le Roman de Tristan en prose (version du manuscrit fr. 757 de la Bibliothèque nationale de Paris), Honoré Champion, 1997-2007. La traduction d’Isabelle Degage repose sur la version proposée par un autre manuscrit, le manuscrit de la Bibliothèque de Vienne, 2542.
  3. Voir Giorgio Agamben, L’aventure, trad. de l’italien par Joël Gayraud, Rivages Poche/Petite Bibliothèque, 2016.
  4. Voir Emmanuèle Baumgartner, Le Tristan en prose. Essai d’interprétation d’un roman médiéval, Droz, 1975.
  5. Dominique Demartini, Miroir d’amour, miroir du roman. Le discours amoureux dans le Tristan en prose, Honoré Champion, 2006.
  6. Sur la spécificité de la traduction intralinguale et les choix qu’elle suscite, voir la récente étude dirigée par Claudio Galderisi et Jean-Jacques Vincensini, De l’ancien français au français moderne. Théories, pratiques et impasses de la traduction intralinguale, Brepols, 2015. On pourra lire le texte du Tristan en prose en langue originale dans l’édition en 9 volumes dirigée par Philippe Ménard, d’après un manuscrit plus ancien : Le roman de Tristan en prose (version du manuscrit fr. 757 de la Bibliothèque nationale de Paris), Champion, 1997-2007. Le manuscrit de Vienne, codex 2537, a par ailleurs été mis en valeur au siècle dernier par Michel Cazenave, dans un livre qui contient des extraits traduits et illustrés du roman (Tristan et Iseut : le manuscrit de Vienne, codex 2537, commenté par Michel Cazenave et Edmond Pognon ; adaptation en français moderne de Pierre Dalle Nogare, éd. Philippe Lebaud, 1991).

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