Situation sans précédent et sans équivalent depuis, Jean Genet a vu paraître ses œuvres complètes de son vivant, dès 1951. Il n’avait alors que 41 ans. Après un volume de 2002 consacré à son théâtre, voici que paraît dans la Pléiade une édition de ses Romans et poèmes.
Jean Genet, Romans et poèmes. Édition établie par Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe avec la collaboration d’Albert Dichy. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 648 p., 65 €
Europe n° 1103, mars 2021, « Jean Genet – Cédric Demangeot ». 340 p., 20 €
« Un enfant trouvé, dès son plus jeune âge, fait preuve de mauvais instincts, vole les pauvres paysans qui l’ont adopté. Réprimandé, il persévère, s’évade du bagne d’enfants où il a bien fallu le mettre, vole et pille de plus belle et, par surcroît, se prostitue. Il vit dans la misère, de mendicité, de larcins, couchant avec tout le monde et trahissant chacun, mais rien ne peut décourager son zèle : c’est le moment qu’il choisit pour se vouer délibérément au mal, il décide qu’il fera le pire en toute circonstance et, comme il s’est avisé que le plus grand forfait n’était point de mal faire, mais de manifester le mal, il écrit en prison des ouvrages qui font l’apologie du mal et tombent sous le coup de la loi. […] Le président de la République lui fait remise de la peine qu’il devait purger pour ses derniers délits, justement parce qu’il se vante dans ses livres de les avoir commis. »
Je recopie Bataille – qui lui-même recopie Sartre dans Saint Genet comédien et martyr, grand roman existentialiste, avant de le contredire. C’est ce premier Genet que rassemble cette seconde Pléiade après le Théâtre complet de 2002. Nouveauté de ce volume, les « textes clandestins » rassemblés pour la première fois, publiés par Marc Barbezat – ceux-là mêmes qui séduisirent Cocteau et Sartre. Genet avait lui-même expurgé ses œuvres complètes des passages « pornographiques ». Ces textes sont tous écrits en prison entre 1942 et 1948 : Notre-Dame des Fleurs (qui s’ouvre sur l’exécution de l’assassin Weidman) ; Miracle de la rose (dans la colonie de Mettray et à la maison centrale de Fontevraud) ; Pompes funèbres, réédité une première fois dans sa version d’origine en 1978 dans la collection « L’imaginaire » ; Querelle de Brest, un vrai roman, Journal du voleur, ainsi que les poèmes dont Le condamné à mort.
Sur la genèse de Genet, on doit toujours se reporter à l’Essai de chronologie 1910-1944 d’Albert Dichy et Pascal Fouché, et à la biographie d’Edmund White (Gallimard, 1993). Quand ses Œuvres complètes paraissent, Genet a 41 ans, une pétition signée par quarante écrivains l’a sorti de prison. En 1949, François Mauriac, à l’occasion de Haute surveillance, écrit le très hostile Cas Jean Genet. Tous ces livres sont « autobiographiques ». Ensuite, Genet étendra le domaine de Jean en deux temps : à la société française tout entière, « saisie en diagonale » de manière « oblique » à travers le théâtre, dans la trilogie du Balcon, des Nègres et des Paravents ; puis au monde entier en s’engageant auprès des Black Panthers, de la Fraction Armée rouge et des Palestiniens : c’est Un captif amoureux (1986), dont on peut espérer qu’avec L’ennemi déclaré (1991) il fera l’objet d’une troisième Pléiade. C’est à ce dernier Genet que se consacre le numéro d’Europe, comme la récente exposition de l’IMEC, Les valises de Jean Genet, due à Albert Dichy, le principal spécialiste de l’auteur.
Un extrait de Notre-Dame des Fleurs fut d’abord publié dans le huitième numéro de la revue L’Arbalète : le détenu en partage alors le sommaire avec Claudel, Dostoïevski, Leiris, Queneau, Mouloudji. « Son autobiographie n’est pas une autobiographie, elle n’en a que l’apparence : c’est une cosmogonie sacrée », écrira Sartre dans le bulletin Gallimard pour présenter Journal du voleur. Tout de suite, l’autobiographie se mue en autofiction onirique et ironique. Les trois histoires de ce premier livre tournent autour du travesti Divine, Miracle de la rose autour de Genet lui-même, comme le Journal du voleur. Le centre incontestable de ce volume, c’est Pompes funèbres – celles de Jean Decarnin, résistant communiste tué par la milice, celles de la France soumise érotiquement à Hitler. Les six personnages sont lui et ne sont pas lui, la fiction y dévore absolument l’auto, s’y abolit « tout principe de continuité, de logique, de psychologie », disent les éditeurs, au service d’un propos « inadmissible » (sur le massacre d’Oradour-sur-Glane, entre autres).
Le « trouble dans les genres » – pour détourner le célèbre titre de Judith Butler – concerne tous les genres de genre : « c’est le génie même. Et d’une liberté si terrible que l’auteur se met hors d’atteinte, assis sur quelque trône du diable dans un ciel vide où les lois humaines ne fonctionnent plus (deviennent comiques) », écrivait Jean Cocteau dans son Journal le 25 janvier 1945. « Genet écrit le nez sur l’Histoire et poursuivant l’entreprise qui est la sienne se commente écrivant, c’est-à-dire regardant l’Histoire au moment où il l’écrit », affirme aujourd’hui Emmanuelle Lambert. À propos du Balcon, Maurice Nadeau dira dans Les Lettres Nouvelles : « De Miracle de la rose à Pompes funèbres et aux Bonnes, il a toujours mis en scène des personnages qui jouent à paraître ce qu’ils voudraient être, et il en est – comme lui-même dans le Journal du voleur – qui se prennent à ce jeu, qui se croient vraiment des voleurs, des pédérastes, des “forçats intraitables” ou des saints ».
Outre les genres sexuels, ce que brouille « l’homosexualité » (loin de celles de Proust, Gide, Jouhandeau, Green, Montherlant, Pasolini, et, par anticipation, de Fernandez, Noguez ou plus tard de Guibert), ce sont tous les genres qui sont sens dessus dessous, cul – l’œil de Gabès – par-dessus toutes les têtes… bien au-delà d’une simple « inversion » (du haut et du bas, sexuels, corporels, sociaux, politiques) subvertissant tout ce que l’on entend d’ordinaire par sexualité ou société, via les travestissements, trahisons, culbutes narratives de toutes sortes. Pour le dire dans les mots d’aujourd’hui, le « pédé » de Genet n’est pas un « gay ».
Il y aussi, évidemment, les genres linguistiques et littéraires. Pour emprunter à Roland Barthes dont Le degré zéro de l’écriture parait en 1953, au lendemain des Œuvres complètes de Genet, de son style (son corps) Genet fabrique dans la langue (partagée) une écriture unique. Et cela, à différents niveaux : un théâtre qu’il choisit de nommer poésie, à la manière de Cocteau qui plaçait toute son œuvre depuis Le Potomak sous le signe de la poésie – de roman, de dessin, de cinéma… de poésie ? Et une poésie qui a son emblème, la rose, trouvée dans les sonnets de Ronsard lus à la colonie pénitentiaire de Mettray en 1927 – arrêté en 1943, Genet possède le Dictionnaire historique et artistique de la rose d’Abel Belmont de 1896. « Il fallait être entendu de Ronsard, Ronsard n’aurait pas supporté l’argot », dit-il en 1982 à Bertrand Poirot-Delpech. À l’arrivée, une poésie très « française » qui n’est d’ailleurs pas sans faire penser à l’Aragon résistant de La leçon de Ribérac.
« Je n’ai jamais cherché à faire partie de la littérature française », dira donc logiquement Genet en 1964. Au-delà de l’argot, son rejet de Céline en témoigne : il s’agit dans la « langue de l’ennemi » ou des « tortionnaires » de « rendre acceptables dans le corps du bouquin de tels mots : bite, enculer et d’autres », écrit-il dans une lettre de 1943 à Olga et Marc Barbezat. Au passage, on peut regretter que les éditeurs de ce volume, par ailleurs irréprochable, l’une, spécialiste de Robbe-Grillet, de Giono et déjà de Genet (une exposition au Mucem en 2016), l’autre de Flaubert et de Sartre, invoquent curieusement le contre-exemple de Zola à l’orée du volume au lieu de penser cet étonnant passager clandestin dans le champ littéraire qui se reconstitue après la guerre : exil de Céline, dernières années d’Artaud, littérature lazaréenne de Jean Cayrol, irruption de Samuel Beckett alors que le Nouveau Roman va arriver… avec surtout Sade, enfin édité par Nadeau, Paulhan, Pauvert. De même, ils font trop peu de cas du grand livre de Derrida Glas (1974), de Rainer Werner Fassbinder, metteur en scène de Querelle de Brest et des grands commentaires posthumes (Marie Redonnet, Philippe Sollers, Bernard Sichère, Catherine Millot, Dominique Eddé…).
De nouveau, Jean-Paul Sartre et Georges Bataille : tout est dans le titre de Sartre qui pastiche celui de Jean de Rotrou, Le Véritable Saint Genest (1647). Le saint sauve Genet, et le comédien le martyr. Et tout est aussi dans celui de Bataille (qui pourtant ne le sauve pas), La littérature et le mal : « Quel que soit l’enseignement qui découle des livres de Genet, le plaidoyer de Sartre pour lui n’est pas recevable. À la fin la littérature se devait de plaider coupable ». Alors que c’est peut-être l’opposition des deux qu’il est temps, en 2021, de déplacer. D’en finir avec la centralité du Mal majuscule (et du mâle), et de toutes ses déclinaisons, d’élargir la perspective – les deux éditeurs de cette Pléiade semblent de manière assez anachronique s’excuser et souvent confondre la fiction et la réalité : Genet n’a pas commis de crime plus grave que des vols de monnaie et de livres rares. Son œuvre n’est ni Le Diable et le Bon Dieu (contemporain du Saint Genet), ni la Somme athéologique (contemporaine des romans de Genet). Il y a un « mal-entendu » qui a nourri après Quatre heures à Chatila le grief d’antisémitisme (chez Éric Marty, par exemple) et redonné lieu à une lecture réaliste des fictions de Pompes funèbres. Pour le lever, il convient peut-être de prendre au sérieux le paradoxe qui est au cœur de ces romans et poèmes : les fastes de la religion sont d’autant plus exacerbés (dans Notre-Dame des Fleurs le baptême et l’eucharistie, dans Miracle de la rose le rituel, dans Pompes funèbres Dieu) que le dieu catholique est mort. Toujours le Génie du christianisme dont il recommande la lecture à Dominique Eddé. Sous la rose la rosace…
Le moment pourrait donc être venu de considérer Jean Genet, écrivain plusieurs fois sans père (de l’Assistance publique à la « merveilleuse » défaite de la « patrie » en 1940), comme un des plus grands écrivains de la « mort de Dieu » bien au-delà d’un banal athéisme – de Divine le travesti au bordel-église du théâtre social tout entier, en passant par la bibliothèque. Ses textes abondent sur la mort en lui de Dieu et ses conséquences : à quinze ans, « IL » rencontre Divers qui remplace Dieu. « Tant de solitude m’avait forcé à faire de moi-même pour moi un compagnon. Envisageant le monde hors de moi, son indéfini, sa confusion plus parfaite encore la nuit, je l’érigeais en divinité dont j’étais non seulement le prétexte chéri, objet de tant de soin et de précaution, choisi et conduit supérieurement encore qu’au travers d’épreuves douloureuses, épuisantes, au bord du désespoir, mais l’unique but de tant d’ouvrages. Et, peu à peu, par une sorte d’opération que je ne puis que mal décrire, sans modifier les dimensions de mon corps mais parce qu’il était plus facile peut-être de contenir une aussi précieuse raison à tant de gloire, c’est en moi que j’établis cette divinité – origine et disposition de moi-même ». Déjà, Baudelaire notait dans ses Fusées : « Quand même Dieu n’existerait pas, la religion serait encore sainte et divine. » Qu’on songe à ce qui se joue ensuite dans la littérature française, avec le Livre de Mallarmé, ou Huysmans glissant de Des Esseintes à Durtal…
Plus que Sartre et Bataille, c’est peut-être Witold Gombrowicz, inventeur du personnage du puto Gonzalo dans Trans-Atlantique et auteur de La pornographie qui, lisant à son arrivée à Paris en 1963 Pompes funèbres et Saint Genet a, en cinq pages de son Journal, donné le plus juste commentaire de Genet, « âme sœur » dont il est jaloux, et de Sartre, victime de l’« interprétation d’une interprétation ». Derrière les deux se trouve Dostoïevski, découvert par Genet en 1930. Et son dernier roman, Les frères Karamazov : Genet s’identifie à Smerdiakov (voir Le crime de Jean Genet de Dominique Eddé, Seuil, 2007) dont il fait dans les années 1970 une lecture carnavalesque, bakhtinienne sans le savoir, qui mène Jean au-delà de Genet : « une blague. Une farce, une bouffonnerie à la fois énorme et mesquine, puisqu’elle s’exerce sur tout ce qui faisait de Dostoïevski un romancier possédé ». « Il me semble, après cette lecture, que tout roman, poème, tableau, musique qui ne se détruit pas, je veux dire qui ne se construit pas comme un jeu de massacre dont il serait l’une des têtes, est une imposture. » « Pour celui qui est passé de « maison des morts » en « maison des morts ». » Si Dieu est mort, non seulement « tout est permis » (le Mal), mais surtout tout peut advenir : tous les pères s’évaporent, toutes les architectures s’écroulent, tous les vêtements tombent, le Mal s’effondre avec le Bien, ne demeure que la Beauté. Définitivement : « La rose est sans pourquoi. »