Lire Nabokov relève d’un défi. Dans l’effervescence facétieuse déployée, le labyrinthe proposé, la densité recherchée, il faut prendre le risque de perdre ses repères, certaines de ses certitudes.
Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes, Tome III. Édition publiée sous la direction de Maurice Couturier. Textes trad. de l’anglais, présentés et annotés par René Alladaye, Jean-Bernard Blandenier, Marie Bouchet, Brian Boyd, Gilles Chahine, Yannicke Chupin, Maurice-Edgar Coindreau, Maurice Couturier, Lara Delage-Toriel, Agnès Edel-Roy, Raymond Girard, Donald Harper et Monica Manolescu. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 648 p., 72 €
Nabokov, c’est l’art de l’escamotage, le goût du jeu de mots, de la richesse verbale, de la mystification, la nécessité de brouiller les pistes, le besoin constant d’inventer des univers qu’entremêlent les fictions. Nabokov est d’abord un exilé, sans terre, un écrivain « hybride », virtuose du fragment comme de l’intertextualité – doublé d’un entomologiste émerveillé depuis l’enfance devant les papillons de la propriété familiale de Vyra, au sud de Saint-Pétersbourg. Il vénère Flaubert, « son frère », Proust, Kafka et Joyce.
Quelles que soient son intelligence, sa culture, sa capacité à déjouer les pièges, voire ses connaissances littéraires, linguistiques, lexicales, botaniques, etc., le lecteur se trouvera confronté à un auteur tout-puissant, créateur savant, se jouant d’une partie gagnée d’avance, redoublant de subtilité, de maîtrise, d’ironie, construisant son œuvre comme un vaste rébus lié tant à l’imaginaire qu’aux phantasmes, procédant avec une sorte de délicatesse de l’empalmage, un enchantement du faux-semblant, une attention extrême aux détails, en conteur aguerri, composant une variation autour du même, du double, de l’autoréférentialité malicieuse, de la mise en abyme, etc., dans une tentative renouvelée d’être tout à la fois de l’autre côté du miroir et de « déconstruire poétiquement le réel par le jeu de ses incomparables fulgurances ».
Vaincre la pesanteur, telle serait « la prouesse d’une métaphore placée en équilibre sur sa tête, non pas pour le plaisir de la difficulté vaincue mais afin de percevoir la chute ascendante d’une cascade ou un lever de soleil à rebours, ce qui est en un sens une victoire sur l’ardis du temps », écrit-il dans Ada ou l’ardeur, un des grands romans d’amour du XXe siècle, l’un des préférés de Nabokov qui « renoue avec l’érotisme poétique de la Renaissance française », lit-on dans cette édition. Anatomie du roman moderne, Ada ou l’ardeur est comme écrit par deux narrateurs, Ada et Van, qui s’interrogent, se répondent, annotent leurs pensées, corrigent les souvenirs de l’autre, se rejoignent, se séparent, mais se retrouvent toujours. Ils s’aiment sans limites – qu’ils soient frère et sœur plutôt que cousins n’a aucune incidence, dès lors qu’ils sont stériles. La mécanique sexuelle décrite, et vécue dans un espace dense, foisonnant, opère un basculement ontologique : il s’agit d’une expérience fondamentalement philosophique, le temps et l’espace se trouvent emprisonnés dans le corps, comme voué à la mort. « Le feu que tu as allumé a laissé son empreinte sur le point le plus vulnérable, le plus pervers, le plus sensible de mon corps. »
Nabokov s’intéresse à la texture du temps, à sa porosité, tout en notant dans La transparence des choses que le futur n’est « qu’une figure de rhétorique, un fantasme de la pensée ». Il faut percevoir par-delà la surface, en brisant celle-ci : un personnage opportunément nommé Hugh Person, personnage de fiction interpellé car absent dès l’incipit, correcteur chez un éditeur américain, cherche à retrouver, lors d’un quatrième passage en Suisse, un passé qu’il ignore, où il apparaît comme un meurtrier. Le roman s’achève sur la possible disparition de Person, brûlé par un feu alimenté par des chiffons, dont « la dernière vision du rêve était celle d’un livre – ou d’une boîte – devenu incandescent, entièrement creux et transparent. Et je crois que c’est bien cela : non pas la grossière angoisse de la mort physique, mais les affres incomparables de la mystérieuse manœuvre mentale nécessaire pour passer d’un état de l’être à un autre. » Paraphrasant Rabelais dans Feu pâle, Nabokov semble « chercher le grand peut-être », dans l’éventualité « d’une réincarnation fortuite : que faire Quand vous découvrez soudain que vous Êtes devenu un jeune et vulnérable crapaud ? »
Il n’y a pas à s’affliger au bord d’un étang ou d’un ciel bleuissant en lisant L’original de Laura, récit inachevé, reprenant les thèmes de Lolita, un brouillon rédigé sur cent trente-huit fiches noircies au crayon, ou l’ébauche d’un enchevêtrement de récits.
Certes, lire Nabokov, c’est apprendre à voir, à imaginer, peut-être même à rêver. Mais l’injonction se double d’un rappel : « Qu’est-ce qu’un rêve ? Une suite composée par le hasard, une succession de scènes triviales ou tragiques, statiques ou viatiques, fantastiques ou familières, qui nous montrent des événements plus ou moins vraisemblables rapiécés de détails grotesques et font rejouer les morts dans des mises en scène nouvelles. »
Une lente traversée des apparences, quoi qu’il en soit ! L’ultime ruse offerte au temps ?