Un voyage étourdissant

L’écrivain britannique Will Self sert une tranche de sa vie, celle qui fut marquée par son addiction à diverses drogues, dans la lignée de Thomas De Quincey et Aldous Huxley : Will est une plongée dans les effets euphorisants et calamiteux des psychotropes et des tranquillisants, mais aussi un voyage étourdissant dans l’Angleterre des années Thatcher, dans le Londres underground, puis aux confins de l’ancien Empire britannique, en Australie, en Inde.


Will Self, Will. Trad. de l’anglais par Francis Kerline. L’Olivier, 320 p., 22,50 €


Will Self livre le portrait d’un jeune homme à peine sorti de l’enfance (les livres illustrés par Maurice Sendak le hanteront longtemps) qui trompe son ennui et son malaise adolescent à l’aide de substances de plus en plus dangereuses, jusqu’à devenir un véritable junkie. Certaines scènes peuvent faire penser à Trainspotting, le roman d’Irvine Welsh (1993) adapté au cinéma par Danny Boyle. Le lecteur est pris dans un vortex de souvenirs, de sensations et de mots, mêlant paroles parentales et paroles de chansons, références bibliques et émissions de la BBC, citations de Shakespeare et slogans publicitaires.

Will : le voyage étourdissant de Will Self

Le souvenir cuisant d’un oral de rattrapage raté en philosophie illustre le gâchis dans lequel le jeune Will s’englue, à l’inverse de la maxime maternelle : « Ne pas gaspiller pour ne pas manquer ». Non seulement il gaspille sa jeunesse et son argent, mais il n’échappe pas au manque. Que faudra-t-il pour sortir du cycle infernal quand des milliers de jours écoulés et de kilomètres parcourus ne suffisent pas à éviter de repiquer ?

Le Will d’après, c’est-à-dire le Will Self qui écrit ce livre en 2019 – en réalité le lecteur sait qu’il y a bien une vie après l’addiction pour « le petit Willy », la question est de savoir par quel miracle –, apparaît à la fin du livre, à la manière du fantôme des Noëls à venir dans Le conte de Noël de Dickens. La mémoire de la descente aux enfers du jeune Will donne au récit une dimension double : la vie de Will des années 1980, avec ses moments de camaraderie, ses manigances, ses déboires et une vision de lui hors du temps, embarqué « là où les anges craignent de marcher », « là où il y a des dragons », la perspective d’un retour ou d’une rémission (rédemption ?) toujours plus lointaine. Self n’étant jamais avare de références culturelles, Will est l’avatar de multiples figures : il est Alice, il est Dante, il est Ulysse, il est le Christ, il est Winston Smith.

Jeunesse dissolue, présence opiniâtre de la mort, mais verbe haut et une bonne dose d’humour : ce Will pourrait être l’œuvre d’un François Villon moderne.

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