Le développement des nouvelles technologies et l’utilisation qu’en fait le régime de Pékin sont depuis quelques années au cœur des informations qui nous arrivent de Chine. Deux anciens correspondants de presse, l’Allemand Kai Strittmatter et l’Italien Simone Pieranni, dressent séparément un état des lieux du numérique en Chine et analysent ses conséquences nationales et internationales.
Kai Strittmatter, Dictature 2.0. Quand la Chine surveille son peuple (et demain le monde). Trad. de l’allemand par Olivier Mannoni. Tallandier, 416 p., 21,90 €
Simone Pieranni, Red Mirror. L’avenir s’écrit en Chine. Trad. de l’italien par Fausto Giudice. Photos de Gilles Sabrié. C&F éditions, 180 p., 25 €
« L’avenir s’écrit en Chine », annonce Simone Pieranni dans le sous-titre de Red Mirror. « La Chine aujourd’hui. Demain, le monde ? », s’interroge quant à lui Kai Strittmatter sur la couverture de l’édition anglaise de son essai. Leurs angles sont différents : resserré sur les nouvelles technologies pour Pieranni, sociopolitique chez Strittmatter. Le ton diverge aussi, froid et factuel sous la plume de l’Italien, plus vivant et nettement plus engagé dans le texte de l’Allemand. Mais les deux journalistes adressent à leurs lecteurs le même message : ce qui se passe en Chine aujourd’hui nous concerne tous. « Il est temps que nous tendions l’oreille », pour reprendre les termes de Kai Strittmatter.
Les deux auteurs s’intéressent aux secteurs des nouvelles technologies et de l’intelligence artificielle qui symbolisent la puissance croissante de la Chine dans le monde. Pieranni parle même de « passage de témoin du financement de la recherche de l’Occident à la Chine » et d’une « sinisation de l’industrie numérique mondiale ». Grâce à ses politiques étatiques qui protègent les entreprises de la concurrence extérieure, favorisent les investissements et financent la recherche, la Chine a pris une nette avance sur les États-Unis et encore plus sur l’Europe. Elle est désormais leader dans le domaine des nouvelles technologies, de l’intelligence artificielle et de la cryptographie quantique. WeChat, « l’app des apps » qui permet de tout faire ou presque depuis un téléphone (paiements, prise de rendez-vous médicaux, réservations de restaurants ou de taxis, discussions en ligne, achats, jeux…), fait pâlir d’envie Facebook. Et la Chine est pionnière dans le domaine des smart cities, pour lequel elle bénéficie d’un double avantage : « d’abord, souligne Pieranni, parce que les ressources nécessaires au développement des villes intelligentes se trouvent pour la plupart sur le territoire chinois ; deuxièmement parce que toutes les technologies qui feront fonctionner les villes intelligentes, même en Europe et aux États-Unis, existent déjà en Chine, où elles sont déjà testées et déjà compétitives sur les marchés mondiaux ».
Une fois ce constat dressé, la question qui sous-tend les deux ouvrages est celle de l’utilisation que la Chine fait de ces nouvelles technologies. Pieranni et Strittmatter consacrent de longs développements à la société de surveillance chinoise, à la censure d’internet, au système de crédit social, testé localement selon différentes modalités, et dont l’ambition est de noter (et de sanctionner le cas échéant) les individus en fonction de leurs comportements économiques, sociaux et politiques. Contrairement aux espoirs qu’ils avaient suscités, Internet, le numérique et les réseaux sociaux n’ont pas favorisé la libération de la parole ni l’émergence d’une société civile en Chine. Et surtout pas depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, qui a vu dans le big data et les intelligences artificielles l’opportunité de renforcer le contrôle de l’État et du Parti sur la population.
L’impact social et politique des nouvelles technologies n’est qu’esquissé dans le texte de Pieranni : « L’accélération de l’effort chinois en matière d’innovation technologique, ainsi que la logique du marché, ont reçu une impulsion de la direction du PCC pour permettre une transformation progressive de la société par l’ingénierie, où rien n’est laissé au hasard : le but est la création de « citoyens modèles », adaptés à des villes intelligentes radieuses, efficaces et strictement contrôlées par l’appareil technologique sécuritaire ». Ce thème est en revanche au cœur de l’analyse de Kai Strittmatter. L’ancien correspondant en Chine du Süddeutsche Zeitung s’appuie sur une longue expérience de terrain (1997-2005 et 2012-2018) pour décortiquer les mécanismes de l’emprise du Parti sur la population à l’ère du numérique. Parsemé d’anecdotes, d’histoires individuelles et d’interviews qui contribuent à sa fluidité, extrêmement bien documenté, le texte de Strittmatter défend une thèse que l’auteur énonce en avant-propos : « Cette Chine-là œuvre, dans ses frontières, à mettre au point l’État de surveillance numérique parfait et ses ingénieurs de l’âme ont rouvert l’atelier de fabrication de cet « homme nouveau » dont rêvaient déjà Lénine, Staline et Mao. […] Xi et son Parti sont en train de réinventer une dictature aux mesures de l’ère de l’information ».
La démonstration commence par une étude des « mécanismes classiques de la dictature » dans la Chine de Xi Jinping : manipulation du langage, distorsion de la réalité, propagande et répression qui visent à contrôler jusqu’aux pensées des individus. Le livre analyse ensuite la façon dont les nouvelles technologies sont mises au service du Parti et de la préservation de son pouvoir : « Les temps où le Parti éprouvait une crainte nerveuse à l’égard d’Internet sont révolus depuis belle lurette. […] Le Parti croit pouvoir créer avec le big data et l’intelligence artificielle des mécanismes de gouvernement susceptibles de propulser son économie vers le futur et de rendre son appareil résistant aux crises ». Une dernière partie s’intéresse à la façon dont le PCC cherche à étendre son influence sur la scène internationale (soft power, instituts Confucius, Front Uni) mais aussi à vendre ses technologies et à exporter son modèle de gouvernance. « Si les plans de Xi et du Parti aboutissaient, ce serait le retour du totalitarisme sous les atours du numérique. Et pour les autocrates du monde entier, ce serait une voie permettant la fuite en avant : un nouveau système de fonctionnement qu’ils pourront commander en Chine, peut-être même avec un contrat de maintenance. »
Les implications internationales du développement technologique de la Chine sont traitées en filigrane par Pieranni, de façon bien plus frontale par Strittmatter. Mais, singulièrement, les deux auteurs arrivent à la même conclusion : l’Europe doit se mobiliser pour éviter que ce régime chinois 2.0 ne se propage. La Chine incarne aujourd’hui la réalité presque dystopique d’une société gérée par les big data. Kai Strittmatter nous montre ce que leur exploitation par un État à visée totalitaire peut engendrer. Il est temps de nous poser la question de leur utilisation par les géants internationaux du numérique.
Simone Pieranni clôt son essai en appelant l’Europe à proposer un « nouveau modèle de transparence et d’utilisation publique des données », pour que les technologies deviennent « des outils pour améliorer la vie des gens et leur relation avec l’environnement, plutôt que des armes de contrôle social aux mains des États ou des plateformes technologiques ». « Le défi technologique sera le terrain sur lequel nous devrons être présents dans les années à venir ; il suffit de penser aux données : […] nous en viendrons bientôt à nous demander, et nous le faisons déjà, si la nature extractive du capitalisme actuel, présent tant en Occident qu’en Chine, donnera naissance à un système régi par des entreprises ou par un État, comme celui de la Chine ». Kai Strittmatter, lui, se place sur un terrain politique et nous alerte sur la « dangereuse attractivité d’un futur high-tech, qui nous inciterait à nous trahir et trahir nos valeurs » : « Alors que la dictature se réinvente sous nos yeux en Chine, la mission la plus urgente de l’Europe […] est la réinvention de l’Europe, la réinvention de la démocratie ».