La vie dans les poches (5)
Farouches et sans attache ? Est-ce ainsi que sont les poètes et les artistes ? Est-ce ainsi qu’ils vivent ? L’expression est empruntée au recueil de Robert Walser intitulé Vie de poète, étonnant missel qui déploie toutes les facettes sous-entendues par ce « farouche et sans attache ». Il était tentant de le relier à La vie de Roger Fry, de Virginia Woolf, portrait d’un artiste et ami vu par une femme de lettres.
Robert Walser, Vie de poète. Trad. de l’allemand par Marion Graf. Zoé, coll. « Poche », 224 p., 10 €
Virginia Woolf, La vie de Roger Fry. Trad. de l’anglais par Jean Pavans. Rivages, coll. « Rivages Poche/Bibliothèque étrangère », 368 p., 9,20 €
Personnalité fuyante et persévérante, Robert Walser serait la figure du poète par excellence. Plongeons donc dans ces vingt-cinq proses qu’il a composées pendant la Grande Guerre et soumises sous ce titre, Vie de poète, à un éditeur en mai 1917. Cette année-là, Walser est connu parce qu’il a été publié, identifié comme une voix inédite et fantasque, fine comme le son de la flûte. Méconnu parce qu’il a passé plusieurs années à Berlin où il a côtoyé les cercles littéraires et artistiques, les grands, mais n’a pas eu le succès de son frère, Karl, décorateur de théâtre.
En 1913, il a tout abandonné pour revenir dans sa Suisse natale, à Bienne, dans le canton de Berne. Vie de poète serait-il un bilan (oh, l’affreux mot comptable !) ? Un regard tourné vers ces années citadines et vers soi, vers ce qu’il est au fond, en vérité, loin du regard social et si près de cette nature qui l’a nourri, qui l’a fait ?
Le poète est un être intérieur, dit-on, mais c’est un être mal fagoté. Mal accoutré. Le vêtement et l’apparence de guingois reviennent sans cesse dans les vingt-cinq études de Vie de poète. Partout où il va, Walser évoque ses habits élimés, son chapeau de traviole ; partout où il est accueilli, on le lui reproche. « Il n’y aucun sens à vouloir paraître étrange et bizarre », lui oppose Max Dauthendey (poète plus institutionnel) qui le rencontre à Wurtzbourg, « ces frusques sont bonnes pour aller se promener en Arcadie ». Lui-même persiste, s’en moque, ne s’en veut point. Il est ainsi, indifférent à la bienséance, au dandysme, peu coupable de cultiver un « genre », attaché à son apparence parce qu’elle est son être. « Cet ajustement original, voyez-vous, est une parcelle de moi-même », dit-il à sa tante.
L’habit fait-il le poète ? l’allure excentrique ? l’indépendance affichée ? l’absence de joliesse ou d’élégance ? Et si c’était un cliché ? un reste de romantisme ? En Walser vibre une liberté brute, aussi rêche que les fripes qu’il oppose à la société. Une liberté qui va avec une sensibilité extrême et douloureuse, que le vêtement semble protéger.
Car le monde le blesse : « Je n’allais jamais en société, c’est-à-dire là où se réunit le monde qui se prend pour le monde », écrit-il, réfugié dans une pension où il côtoie la mort et la mélancolie noire. Quand il est reçu par les munificents, il s’en va discrètement parce qu’il se veut « prosaïque, pratique et raisonnable ». Une vie de poète est une vie têtue, semble dire Walser. Mue par une forme d’obstination, un je-ne-peux-faire-autrement. Une vie que le plus riche des mécènes ne saurait emplir.
Une vie singulière mais multiple, ou, plutôt, démultipliée. Nombre de compositions de ce recueil voient l’auteur se dédoubler, se rencontrer lui-même ou lui-autre, parler à son bouton de chemise, son poêle. « Il était une fois un talent qui passait ses journées dans sa chambre… », se présente-t-il. Vie double, triple… Lisez « L’ouvrier », il est le frère jumeau du poète.
Le poète Walser vit une forme de fixité mobile. Il avance, suit son chemin. Ce n’est pas un simple voyageur, mais un « voyageur voyageant », pas un simple vagabond, mais un « vagabond vagabondant ». Là, dans cette redondance, cette détermination, il note, voit, absorbe les ciels, les tons, les êtres, les nuages qui filent, comme les pensées, gris, orageux, sombres, soudain vierges et lumineux.
Robert Walser a écrit ces folles esquisses alors que la Première Guerre mondiale faisait rage et commençait de détruire le monde d’antan, quand la littérature allait avec les fées. Chez lui, princes, châteaux, ronces et métamorphoses se mêlent à l’abstraction prélude à la modernité. Mais, dans la vraie vie, dans l’histoire ou dans le temps de la succession, la transition a eu lieu par étapes, suivant les nombreux facteurs qui fabriquent une époque, sa fin et le début d’une autre. Parmi ces facteurs, il y a les hommes, Roger Fry, par exemple. Il est contemporain de Walser : il a vécu de 1866 à 1934. Walser, lui, a vécu de 1878 à 1956. Auraient-ils pu se rencontrer ? Dans ces lignes, oui, et peut-être en esprit.
Roger Fry était anglais. Ce fut un complice de Virginia Woolf. Il fut d’abord critique d’art, puis peintre. Il est associé au groupe de Bloomsbury, cette galaxie d’étoiles venues des arts et des sciences, que la vulgarisation a coagulée en mythe quand il s’agissait d’amitiés mouvantes, d’amours libres, d’affinités puissantes. Alors pourquoi Virginia Woolf a-t-elle accepté d’écrire une « biographie » de son ami ? Pourquoi lui plutôt qu’un autre ?
La vie de Roger Fry se distingue, mais pas parce qu’elle contrevient au genre biographique. Elle est parfaitement chronologique. Pas non plus parce qu’elle inclut de nombreuses lettres de Roger Fry et que le mariage fait merveille : en 2021, les lecteurs sont habitués à ce type d’agencement. Le livre se goûte évidemment en vertu de cette langue du début du XXe siècle, teintée de la poussière du XIXe, si délicieuse : pourquoi se priver de le souligner ? C’est une prose déliée, très précise, ajustée, simple mais si riche en vocabulaire, si juste, si peu prétentieuse.
Cette biographie, cette vie d’artiste vue par une autre artiste, a cela de beau et de vrai que jamais elle ne donne l’impression de déterminisme ou de destin – le piège du genre, comme s’il y avait nous et eux, les demi-dieux. À lire cette vie, ce sont plutôt les hésitations, les choix à peine choisis, les doutes qui frappent. Le sentiment que « cela aurait pu ne pas être ».
Roger Fry est né dans une famille de quakers à l’éthique stricte, puritaine au dernier degré, animée par l’idée que la vertu et l’argent se confondent. Il a vu le sang des châtiments corporels. Il a grandi à mille lieues d’une libre atmosphère de Summerhill, mais dans un milieu où l’originalité est entretenue. Là aussi, le vêtement compte et singularise, l’idée que l’on est « un peu différent des autres ».
« Ces questions misérables d’habits et d’habitudes, ces débats sur l’orthodoxie creusaient entre mes sentiments personnels et le quakerisme systématique un gouffre que je ne suis jamais parvenu à combler », écrit Roger Fry, âgé. Il est des déchirements qui durent toute la vie, peu importe que celle-ci soit réussie aux yeux du monde.
L’éducation des enfants Fry est dure mais elle est fructueuse. Les arts n’y sont pas dissociés des sciences, les premiers ne méprisent pas les seconds, ni l’inverse. Ils vont de pair, ils se nourrissent mutuellement. Le regard de Roger Fry, critique, commissaire d’expositions et acheteur pour de riches mécènes, s’en souviendra. Il a aussi intégré l’idée de frontière souple entre les domaines, qui, chez lui, tend vers la non-hiérarchie. Commissaire, il met en scène au sens propre le pluriel des « arts » : art, artisanat, arts-déco.
La description de l’exposition qu’il organisa à la Grafton Gallery (exposition connue aujourd’hui pour avoir été le pont entre le post-impressionnisme français et la peinture anglaise) revit sous la plume de Virginia Woolf comme si elle datait d’hier. Roger Fry avait eu l’idée – géniale et enfantine – de poser les tableaux sur des chaises, sous le portrait d’une grande dame par le très victorien George Frederic Watts. Voici comment s’en amusent Roger Fry et Virginia Woolf, tels le frère et la sœur :
« Quelque chose vous déroute ? Mais quoi ? Et il expliquait qu’il était très facile de faire la transition de Watts à Picasso ; il n’y avait pas de rupture, c’était une continuité. […] L’argument redescendait en piqué jusqu’au tableau. Et pas seulement jusqu’au tableau – jusqu’aux étoffes, jusqu’aux vases, jusqu’aux chapeaux. […] Il y avait des cotonnades de Manchester, tissées selon des motifs nègres. […] Et quel goût splendide avaient ces négresses incultes ! »
Nous sommes en 1910. Avant la Grande Guerre, avant Dada, avant le surréalisme, avant la négritude. Auprès d’un homme qui respectait parfaitement la tradition et l’académisme et consacra un ouvrage à Bellini ; un homme qui n’entrevit le nouveau que sur fond de l’ancien ; un homme qui reculerait de trois grandes enjambées s’il voyait combien la notion de subversion ressemble aujourd’hui à un membre flasque.
Roger Fry a aussi écrit un livre sur Cézanne, mais a-t-il saisi le génie du peintre aussitôt, d’un coup de baguette magique ? Non, il lui a fallu trois voyages en France pour éprouver la force de ce peintre et décider de s’en faire le passeur. Là encore son regard ne fut pas d’emblée « en avance » sur son temps. Il est devenu en avance. Critique d’art, il lui a fallu du temps et des efforts pour « trouver le langage qui se glisse au cœur de la sensation ». Puis il lui en a fallu autant pour oser peindre lui-même et s’exposer. Roger Fry est une vie d’artiste démultipliée parce qu’il fut à la fois commentateur, acteur et intermédiaire (les pages sur ses séjours auprès du milliardaire Pierpont Morgan, un des sponsors du Metropolitan Museum, sont savoureuses ; elles illustrent le ménage à trois houleux entre art, arrogance et argent).
La vie de Roger Fry est le dernier livre publié du vivant de Virginia Woolf, qui s’est suicidée en se noyant dans l’Ouse en mars 1941. Roger Fry avait disparu sept ans plus tôt, en 1934. Elle a écrit sa vie en 1938, en même temps qu’elle écrivait Entre les actes. Ce portrait d’un homme est aussi le portrait d’un groupe, d’un esprit. Mais il demeure la tentative de saisir « cette particulière qualité de réalité » que chacun devinait chez Roger Fry. Il était impressionnant. Et comme Robert Walser, le frère que nous lui avons prêté quelques instants, il était « impressionnable ».