Quiconque s’attendrait, au vu du titre, à une romance sentimentale, en sera pour ses frais : ce récit des désarrois d’un cœur est d’une noirceur désolante. Maria et Arthur commence alors que l’héroïne, âgée de cinquante-neuf ans, procède à une bien curieuse toilette mortuaire sur le cadavre de l’homme qui vient de mourir à ses côtés, tout en se remémorant la succession de déboires et de frustrations accumulés durant quarante années de vie commune. Construit avec une grande sûreté, à la manière d’un puzzle dont les différentes pièces s’assemblent peu à peu (même s’il en manque), ce premier roman de Katia Schönherr, née à Dresde mais vivant en Suisse, fascine et glace tout à la fois.
Katia Schönherr, Marta et Arthur. Trad. de l’allemand par Barbara Fontaine. Zoé, 256 p., 21 €
En réalité, c’est Arthur, le défunt, qui aimait faire des puzzles, dont Marta n’omettait jamais de brûler subrepticement une pièce : petite vengeance qui symbolise la désunion d’un couple dont on se demande pourquoi il a tenu (si l’on ose dire) si longtemps. Les choses sont racontées pour l’essentiel du point de vue de Marta. Dès la scène inaugurale, où on la voit remplir à grand-peine des sacs de sable sur une plage du Nord balayée par le vent, le lecteur du roman de Katja Schönherr est intrigué par son comportement insolite, tandis que les vagues se retirent sur « un champ de bataille de crabes morts » : un paysage lugubre, dévasté, de bien mauvais augure pour la suite.
À l’étrange manège de Marta qui s’épuise à rapporter chez elle ses sacs lourdement chargés succède bientôt une scène propre à susciter l’effroi : elle répand le sable sur le corps d’Arthur, allongé dans le lit double. Pourquoi ce macabre ensevelissement ? Comme beaucoup d’autres, cette question trouve sa réponse plus tard dans le roman, quand le lecteur apprend qu’Arthur détestait le contact du sable, et que Marta, à l’âge où elle devait quitter l’école pour apprendre un métier, s’était découvert de réels talents de décoratrice : le sable et les coquillages, bientôt rejoints par les poissons prélevés dans l’aquarium d’Arthur, transforment le cadavre en Neptune dérisoire, comme si celle qui avait sacrifié son projet professionnel à sa vie de couple retrouvait d’un coup ses gestes anciens. Marta sombre-t-elle dans la folie ?
Le récit de Katja Schönherr mêle deux périodes qui se succèdent sans transition en de courts paragraphes : d’un côté le présent, avec le cadavre d’Arthur, de l’autre le passé de Marta et l’histoire de leur relation. Ce va-et-vient permanent entre les époques finit par livrer certaines clefs du comportement infâme de Marta : ce qu’elle a vécu lui vaut peut-être le bénéfice de circonstances atténuantes, au terme d’une longue enquête de personnalité.
Marta est née dans une famille digne des Thénardier, fille de parents alcooliques, abusée sexuellement à onze ans par un amant de sa mère. Cette jeunesse douloureuse semble être pour quelque chose dans son incompréhensible attachement à un homme (de quinze ans son aîné) qu’elle n’aime pas. Lorsqu’elle le connut, à dix-sept ans, elle éprouva une attirance soudaine pour ses yeux « bleus comme des bonbons au menthol », mais le premier baiser n’eut rien de mémorable, pas plus que les premiers contacts intimes… Émoustillé par la fraîcheur de sa jeunesse, lui ne songeait en réalité qu’à une aventure sans lendemain. Pourtant, elle s’attache à lui bien qu’il ne lui plaise pas, qu’il ne la comble pas, sans doute pour devenir une femme comme les autres. Quand sa mère la met dehors, que peut-elle faire sinon aller chez lui ? Le voilà contraint de la recueillir, sans enthousiasme – et pourtant ils restent ensemble quarante années, ils ont même un fils qui les quitte à l’âge de vingt ans.
L’amour ne trouve jamais place dans ce duo, pas même sous la forme d’une vieille habitude. Arthur envoie à Marta des piques de plus en plus méchantes, tandis qu’elle, apparemment soumise et plus sournoise, l’espionne ou coud du poil à gratter dans son col de chemise. Elle s’essaie dans le rôle de la parfaite ménagère, de la mère aimante, de l’épouse qu’elle n’est pas, prévenante envers son compagnon, acceptant ses petites manies (par exemple, il ne supporte pas que les franges du tapis soient emmêlées). On pense parfois au Chat de Simenon et à sa mémorable adaptation par Pierre Granier-Deferre, mais ici il n’y a pas même le souvenir de jours anciens plus heureux. Pour celle qui n’a été comprise et aimée que par une grand-mère trop tôt partie, la seule lueur d’espoir résidait en un possible prétendant, un collègue de travail qui lui fit entrevoir un bonheur « normal ». Pourquoi recule-t-elle, pourquoi le sacrifie-t-elle ? Quand elle le retrouve par la suite, il est trop tard.
Si le lecteur se laisse entraîner jusqu’au bout dans cette succession de scènes plus ou moins sordides, souvent violentes, rarement tendres, c’est que l’autrice (comme sa traductrice) a su trouver le ton et les mots justes pour dire les espérances déçues et la détresse de Marta, et aussi pour décrire minutieusement ce qu’elle perçoit de son entourage immédiat, de cet univers limité, cadenassé, où même les objets familiers peuvent se faire hostiles et menaçants : la veste d’Arthur, « tellement déformée qu’elle paraît à la fois inerte et vivante », les deux assiettes accrochées au mur qui « la fixent comme des yeux furieux »… Le texte offre quantité de ces images percutantes, qui chargent de poésie une réalité brutale et souvent cruelle.
Le lien qui relie Marta à son fils se révèle à son tour calamiteux. Marta constate avec effroi qu’il ressemble de plus en plus à son père qui ne l’a pas voulu, mais qui finalement prend le pas sur elle et s’attache à lui à son insu. Ce fils quitte la maison pour se protéger : « ce n’est pas parce que tu n’as pas de vie que tu dois me voler la mienne », finit-il par dire tout crûment à sa mère. Mais le sommet n’est pas encore atteint, car ce n’est qu’après la mort d’Arthur que Marta découvre que son fils s’est marié sans le lui dire et en invitant son père à la cérémonie.
Personnage antipathique et maniaque, Arthur ne semble pas plus épanoui et se réfugie désormais dans le secret, ne gratifiant plus sa compagne que de son ironie et de sa méchanceté quotidiennes. La fin du roman le montre pourtant plus équilibré, plus « raisonnable » que Marta : se protège-t-il à sa manière ? En découvrant ce que sa mère a fait du mort, le fils de Marta et sa femme ne voient plus en elle qu’une folle dangereuse, qui entend le fantôme d’Arthur bouger et se croit espionnée par une voisine qui n’existe apparemment pas. Le soupçon vient alors qu’Arthur, en dépit de ses bronches malades de fumeur, n’est peut-être pas mort de mort naturelle, car, comme le dit un mystérieux article de journal que quelqu’un a glissé dans la boîte à lettres de Marta : « Si on allumait des bougies, la nuit, sur les tombes de tous ceux qui en réalité ont été assassinés, nos cimetières seraient bien éclairés ».
Le roman de Katja Schönherr met en scène une femme fragile, mais forte à sa manière, victime en partie consentante d’une famille que personne ne se souhaite. Mais la force du récit est justement de laisser place au doute, de ne jamais fournir de réponses simples quand la vie ne l’est pas. Une enfance malheureuse, un traumatisme subi suffisent-ils à excuser un comportement qui, de mensonge en faux-fuyant, la laisse seule avec elle-même et finit par engendrer l’indignation ? Marta est un personnage complexe, intéressant. Incomprise, mal jugée, perpétuellement rabrouée par ceux qui auraient pu ou dû l’aimer, elle est incapable de susciter l’amour auquel elle aspire. Qu’elle soit en partie responsable de son sort ne fait guère de doute, mais celle qui de son propre aveu a toujours essayé de « se laisser modeler par le vent » a-t-elle jamais eu prise sur les choses ? Plus que par l’approche psychologique, c’est par le langage poétique, par les images qui cernent au mieux sensations et sentiments, par le charme de l’œuvre littéraire donc, que le lecteur s’attache à celle qui prend désormais toute sa place parmi les figures féminines romanesques.