En France le confinement, millésime 2020, a sédentarisé Jean-Christophe Bailly, qui fait retour, par ses carnets, à sa liberté de déplacements, de visites et de rencontres. C’était hier, entre 1974 et 2016, aux États-Unis pour Jours d’Amérique, et en Grèce pour Café Neon et autres îles. Ces deux « côtés » font couple, au sens de la physique, des forces en équilibre, en compensation. Ces expériences ont alterné dans le temps et l’espace, et par les dates on peut suivre cette vie voyageuse d’un continent à l’autre.
Jean-Christophe Bailly, Jours d’Amérique. 1978-2011. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 190 p., 19 €
Café Neon et autres îles. Chemins grecs. Arléa, 140 p., 17 €
Chacun de ces deux livres possède sa propre cohérence mais Jean-Christophe Bailly applique à des lieux si distants le même esprit ou protocole. Il relève et suit la consigne de Kafka dans son Journal en septembre 1923 : « Il est impardonnable de voyager – et même de vivre – sans prendre de notes ». Ce principe étant admis, il est pratiqué selon diverses modalités : télégraphique avec abréviations, cursif, enfin rédaction élaborée. La boîte noire de l’écrit dit intime s’entrouvre. Une image du carnet grec du 30 mai 1987, à Amorgos, dévoile le manuscrit, ordonné par le lignage des feuillets, et orné par le logo d’une épicerie bien achalandée. Traces de vivres…
Les carnets de Jean-Christophe Bailly sont liés à des voyages, mais ces déplacements sont ponctués de séjours plus ou moins longs : « 15 novembre 1979, Même si, de fait, je ne suis ici que de passage, je me rends compte que j’habite pleinement New York, y ayant des habitudes, des lieux, des amis ». Le travail d’écriture, sur le motif ou non, reprend ses droits : « Mardi 9 juin Syros 1987. Mis au point ce matin le plan du texte sur les métropoles pour Le Temps de la réflexion ». Dans l’île égéenne, par le terme de « métropole » New York vient rôder.
L’Amérique continent et l’archipel grec semblent rendre différentes les conditions du voyage. Mais, par les liaisons aériennes de leurs métropoles, les États-Unis forment archipel : « L’avion des lignes intérieures (Chicago-Nashville) comme un simple autocar. Pratiquement plus un seul étranger sur les fauteuils usagés ». En Grèce, depuis des millénaires, la mer relie plus qu’elle ne sépare îles et presqu’îles. Les caboteurs sont là pour les relier et les approvisionner : « Le bateau passe entre Kythnos et Kéa ». Les chemins mentionnés dans Café Neon sont ceux de la mer et des terres. On navigue encore : « En caïque jusqu’à Délos », et, débarqué, on emprunte les chemins, ces kalderimis muletiers.
Jours d’Amérique est principalement un journal new-yorkais, ce qui permet, d’un séjour à l’autre, au gré de saisons différentes, de multiplier les points de vue métropolitains, sociaux, artistiques, urbanistiques. Les autres Amériques sont présentes chacune avec ses spécificités, intellectuelles, historiques, paysagères : la Californie, la Nouvelle-Angleterre, Chicago et le Middle West.
Si le Café Neon est un lieu repère, en sursis, de la sociabilité athénienne, les séjours insulaires et les excursions varient les contacts avec la Grèce ancienne et contemporaine. Les lieux de la mémoire culturelle sont au rendez-vous, libres de révérences : « Étrangeté de lire un panneau routier où il est simplement écrit « Argos cinquante kilomètres ». » Autres indices de la Grèce : le balisage religieux par les chapelles dédiés, Agios, et la présence de l’âne, à Amorgos : « plusieurs chapelles disséminées dans les collines et un âne qui broute le long du chemin. Bruits des coqs et cloches des chèvres ».
Le lecteur cherche et trouve à New York la trace du 11-Septembre : « Le souvenir des Twins (15 avril 2008) une impression étrange, flottante, qu’il est difficile de qualifier – deuil ou cicatrice – et l’on se projette intérieurement sans fin l’incroyable séquence du film du 11 septembre : les avions se fracassant et s’enfonçant dans les tours, puis les tours s’écroulant sur elles-mêmes ». Quel visiteur face à l’Acropole fait mémoire de l’explosion du Parthénon du 26 septembre 1687 ? Laquelle n’a pas fait Ground Zero mais n’a pas laissé d’images. Le lecteur a parfois envie d’engager la conversation, une scène, vite, le retient : à Paros, « un professeur de géographie fait la leçon sur les îles et moi je les regarde ».
En voyage, l’enjeu n’est pas le savoir, comme le croit le professeur, mais le mieux voir. La question de la visibilité est une constante du travail de Jean-Christophe Bailly, que ce soit sur L’imagement ou l’œuvre de Jean-Marc Cerino. Les visites que ménage la mobilité (« Il faut tout traverser, très vite, les yeux ouverts ») permettent les prises de vue. Les vues deviennent images par le cadre du hublot, de la vitre du métro ou du train, de l’Ipad, de la fenêtre. Café Neon se conclut par un texte suggestif sur « Athènes par ses fenêtres », initié par une collection de photos prises par ses habitants depuis leurs appartements. Des images aux textes, ce sont des fragments motivés par des journées et des sites. Certains sont des observations positives ou des analyses, la classique description est évitée, l’accomplissement est la prose poétique, comme ces Cartes postales envoyées de Grèce.
Trois ou quatre décennies de mondialisation ont désenchanté l’expérience du voyage. Des essais pertinents (L’idiot du voyage de Jean-Didier Urbain en 1990, ou L’impossible voyage de Marc Augé en 1997) nous ont dit que ces plaisirs étaient bien finis, l’hydre du tourisme de masse avait tué l’intérêt du voyage. Ces carnets de Jean-Christophe Bailly nous consolent un peu. Sans formuler un nouvel art du voyage, ils donnent un sens à la mobilité : « Voilà, on déplie le plan, on y suit des chemins avec le doigt, on s’y enfonce ». Hors les sentiers rebattus, nous pouvons être des pratiquants des street et land arts.
Les intellectuels-voyageurs conservent des notes dans leurs tiroirs (confinées ?), bonnes au remploi, à l’amorce de l’écriture. Ernest Renan l’avait constaté : « Un vieux papier que je retrouve parmi mes notes de voyage contient ceci : Prière que je fis sur l’Acropole quand je fus arrivé à en comprendre la parfaite beauté ». À Nashville, le 4 avril 1998, pour un colloque sur Baudelaire, Jean-Christophe Bailly visite et note : « Après midi, le Parthénon reconstitué, copie conforme. De loin il semble construit en pierre (sur une pelouse et sans acropole, un étang de square devant lui) mais se révèle fait d’une sorte d’agrégat (mignonette locale). » L’intention, un peu naïve, y est mais non la parfaite beauté.