Avec Le peuple du Larzac, de Philippe Artières, chacun comblera ses lacunes. Ceux qui ont participé aux luttes sans avoir suivi l’énorme littérature grise d’enquêtes et d’expertises que « l’affaire » du Larzac a suscitée retrouveront des thèmes connus ; les plus jeunes, qui ne savent pas comment s’est établie la carte de ce territoire ou ce qu’est une économie agro-pastorale, verront comment les rassemblement de 1973 et 1974, devenus mythiques, furent le point culminant d’une improbable conjoncture faite de rencontres humaines, autant qu’un moment historique.
Philippe Artières, Le peuple du Larzac. La Découverte, 304 p., 21 €
Ce livre est aussi stimulant car il brasse les siècles et les fonctions d’une région qui, pas plus que tout autre coin du monde, n’a jamais été isolée des vastes systèmes qui régissent les économies successives. Cette plasticité, cette aptitude à devenir autre sous l’œil de notre Sirius anthropologue, permet ce qui est annoncé comme « une histoire de crânes, sorcières, croisés, paysans, prisonniers, soldats, ouvrières, militants, touristes et brebis ». De quoi réviser nos classiques et cavalcader de pratiques encyclopédiques en souvenirs de presse.
Le pari de Philippe Artières est parfaitement contemporain, et le recours aux meilleures autorités théoriques et tactiques est utile, de Foucault à Édouard Glissant et parfois Deleuze, à la suite d’une introduction où l’auteur, par ailleurs membre de la rédaction d’En attendant Nadeau, se pose en invité du lieu, enfant, à la suite des siens, adulte, selon un retour raté mais qui faillit réussir. De là un goût bienvenu pour la multiplicité des angles d’approche, une enquête qui tient compte de tout ce que les cinquante dernières années ont apporté, tant par la volonté locale de promouvoir l’histoire sociale qu’au fil de thèses, de recherches et de fouilles diverses.
Le temps du Larzac, et Philippe Artières le dit très bien, est celui de l’après-68 et des luttes multiples. Ce n’est donc pas un hasard si des ouvriers Lip sont venus au Larzac et si les échanges étaient intenses, d’autant que se profilaient le mouvement des « Paysans travailleurs » (devenu la Confédération paysanne) et une rupture de la part de divers groupes largement fédérés par Bernard Lambert en Bretagne. C’est au Larzac que tous se retrouvent à l’été 1973, puis en 1974, chaque fois selon des modalités qui reflètent le tempo politique du moment, depuis la présence de Petite Plume après l’occupation de Wounded Knee, lieu de massacre et de lutte des Amérindiens du Dakota, ou l’année suivante de François Mitterrand, pour deux heures, envers et contre tout. Le retentissement, hors d’Occitanie aussi bien que régionalement, provenait de l’altermondialisme et des analyses de Serge Mallet reprises par Robert Lafont, qui posaient toutes les luttes locales et l’évolution économique comme des faits de colonisation intérieure. De là, l’adhésion large aux slogans d’époque : « Gardarem lou Larzac » (« Nous garderons le Larzac »), ce qui, contre toute attente, s’avéra possible, et « Volem viure al pais » (« Nous voulons vivre au pays »), ce qui constitue le hors-champ du Larzac et du livre.
Ce que raconte Philippe Artières, c’est comment « les 103 » qui n’ont pas voulu abdiquer ni vendre leurs terres, quoi qu’il leur en coûtât, défendaient une économie agro-pastorale qui dépend des herbes rares nécessaires aux bergeries alimentant Roquefort en contrebas. Cette liaison et ses incidences économiques et sociales sont peu creusées dans un livre par ailleurs remarquablement informé mais tributaire de la recherche contemporaine peu friande d’économie. En revanche, tout ce qui a joué dans la proximité avec Millau, la ganterie, l’habitude du travail des femmes, est présenté dans les incidences, la mobilisation régionale, la correspondance des luttes des uns et des autres. On suit donc l’annonce, en septembre 1971, de l’extension du camp du Larzac (de 3 000 à 17 000 hectares environ), la constitution d’une réaction collective, la réflexion sur ce collectif-là, sa culture souvent originellement proche de la JAC (Jeunesse agricole catholique) et pacifiste chez des hommes qui ont connu la guerre d’Algérie, la soif de liberté et la volonté de survie pour tous.
Ainsi se rencontrèrent des syndiqués, des prêtres, des non-violents, et l’épisode Lanza del Vasto est longuement détaillé, au point de perdre de vue ce qui faisait écho – mais ni l’archive ni la littérature grise n’en rendront compte – à chaque étape de la lutte. On sait l’image des 60 moutons sous la tour Eiffel et la marche des tracteurs vers Paris : ces nouveaux éléments de popularisation d’une lutte sont photogéniques, mais ce n’est pas qu’une affaire d’images. Les réseaux obscurs de la résonance de toute action qui concerne cette solidarité pour « insurrection paysanne », rurale, antimilitariste, régionale, devenue pôle de résistance pour tous, émeut la jeunesse des « exilés », tous ces jeunes Méridionaux de Paris qui peuplaient les administrations et, faute de pouvoir rester au pays, occupaient toutes sortes d’emplois peu qualifiés. Ils applaudissaient Guy Tarlier venu à Paris, Claude Marti le chanteur « inévitable », dit Philippe Artières, mais ils chantaient avec Patric Fai ta mala avec des thématiques que les présents Gilets jaunes n’auraient pas récusées. Là, Philippe Artières en revient prestement à son travail d’histoire et de synthèse qui donne parfaitement toutes les dates et tous les acteurs institutionnels, les faits et les gestes patentés, les innovations juridiques qui ont permis aux « 103 » de tenir jusqu’à ce happy end imprévu dû à l’élection de François Mitterrand en 1981. Un des instruments juridiques utilisés fut le GFA (Groupement foncier agricole), qui permettait à chacun d’acheter une micro-part avant toute acquisition administrative.
L’auteur s’attache donc à raconter le Larzac, ce qui lie et relie des communautés diverses et des temps révolus dès la nuit des temps, bien avant l’Homme, dès la constitution de ce plateau karstique plein de trous et de failles, ce qui faisait peur aux premiers militaires, incertains de pouvoir gérer des réserves d’eau par des citernes et ne serait-ce que pour deux jours. Mais la faiblesse du Larzac en fait aussi la richesse, des routes – sèches – de hauteur qui, de l’époque romaine aux péages des Templiers, en font un lieu qui éblouit Pierre Michon. Ainsi fut-il un carrefour autant qu’un possible lieu de relégation.
Quant à la préhistoire, si présente en Occitanie, ce qui est une façon de renvoyer le pays à l’avant de toute histoire, une affaire pour gens « sans histoire » et sans doute à maintenir « sans voix », elle nous fait plonger jusqu’aux premières sépultures d’un temps qui fascine toujours. Les statues-menhirs des Causses (dont le musée Fenaille de Rodez possède de très beaux exemples) ont sans doute 5 000 ans et proviennent de l’âge de la pierre polie mais elles sont largement devancées par une nécropole de 70 000 ans, découverte il y a peu, qui accroît ce passé sans fond aux Canalettes, un site remarquable pour son usage du lignite, exploré seulement après 1980. Une autre extraordinaire découverte est le tombeau d’une dame sans doute « sorcière », liée à une confrérie de femmes, qui, à la fin du Ier siècle, a livré le plus grand texte connu en gaulois : 160 mots sur ce qui reste d’une plaque de plomb. Plus banales sont les poteries sigillées de La Gaufresenque qui, du pied du Larzac aux portes de l’actuel Millau, ont été livrées deux siècles durant dans tout le monde gallo-romain. Les dernières études montrent mieux l’organisation plausible de leur production.
C’est donc avec gourmandise que Philippe Artières s’empare de l’archéologie ou de l’invention de la carte, car la géologie du plateau établie sur plus de deux siècles a mobilisé des érudits de grande tradition, des passionnés de grottes et, pour ne donner qu’un nom des plus connus, Onésime Reclus. On suit alors « l’invention » du Larzac, de quoi montrer le travail du temps sur les lieux et prouver la construction humaine du paysage contemporain, selon les meilleures méthodes de la géographie humaine, qui part au moins des forêts dont les administrateurs d’Ancien Régime ne laissaient rien ignorer.
Terre en marge, le Larzac fut aussi pensé comme une terre de relégation, et d’abord celle des enfants dans le domaine du Luc dès le Second Empire, même si le Mettray de Jean Genet ou Belle-Île sont bien plus connus. Vers 1900 s’établit à La Cavalerie un camp militaire de 4 km sur 8. Il fut d’abord accueilli favorablement parce que quelques terres se vendirent bien et que les communaux furent concédés à condition que les tirs ne s’opérassent qu’entre 4 heures et 10 heures du matin, le reste du temps rendant l’espace non clos aux brebis. L’Armée de terre a toujours eu ses camps pour grandes manœuvres à Mourmelon et à Suippe, dans l’Est de la France, mais, après 1960, les plateaux tels Canjuers et Albion qui offraient des espaces sans cesse croissants devaient se multiplier, ne serait-ce que pour expérimenter l’armement que « nous » (ce que nous appelions le complexe militaro-industriel) vendions au monde entier.
Le camp du Larzac était donc modeste mais il avait déjà son histoire, que piste Philippe Artières en discontinu (peu d’échos de 1907 et des insoumissions du 17e de ligne qui ne voulut pas tirer contre « ses pères et mères », ce qui affola les autorités et mit fin aux pratiques débonnaires d’organisation du contingent maintenu sur place). Le camp servit pendant la Première Guerre mondiale, puis pour intégrer les Espagnols de la Retirada qui désiraient combattre et furent indirectement intégrés à la Légion étrangère par les RMVE (régiments de marche des volontaires étrangers). En 1945, la dénazification d’officiers allemands en fit un stalag et un oflag avant que tous ne soient libérés en 1948, sa capacité étant alors de 800 personnes. Dix ans plus tard, l’assignation y enfermait des Algériens supposés pro FLN, mais alors l’effectif s’éleva à plus de 4 000 prévenus parfaitement organisés. Puis, en 1962, leur succédèrent les supplétifs musulmans de l’armée française (les harkis) venus par leurs propres moyens en métropole. On n’en a de traces que par des photos floues qui les montrent, désorientés, débarquant en gare de Millau. De tous ces épisodes, on ne sait que peu de chose, malgré les travaux récents – ceux de Marie-Bénédicte Vincent, Raphaëlle Branche et Abderahmen Moumen, entre autres.
Désormais, le camp repart et accueille la Légion, encore elle, mais la présence de logements et de familles, la négociation de services auprès de prestataires locaux, se fait à bas bruit. Ainsi se termine la lecture rétrospective de ce qui a marqué différentes formes de vie, de richesses et de misères en un lieu. Quant au moment politique qui est vif dans le souvenir de militants du présent comme à Notre-Dame-des-Landes, il fait figure de projection vers l’avenir où s’insèrent des mémoires vécues en marge de la légitimité des savoirs constitués et des ruses de la bibliothèque.
Si l’on pense s’en tenir à la vie des hommes qui ont lutté – raison de l’écriture du livre mais non sa logique propre –, tout en a sans doute été dit, de Michel Le Bris (1975) à Jean Chesneaux (2004) et Pierre-Marie Terral (2011). Mais la meilleure explicitation des acteurs par eux-mêmes revient au film de Christian Rouaud Tous au Larzac (2011). Le témoignage rétrospectif ainsi présenté dépasse largement toute cavalcade littéraire ou toute promenade philosophique. Par ailleurs, le cinéma du réel, qui a ses propres vertus, complémentaires de l’écrit, serait-il des plus libres dans sa conception ? C’est donc d’un ailleurs que survient sans doute la meilleure façon de comprendre ce qui fut et suscita l’émoi du Larzac en ces mêmes années : les expropriations de la plaine de Mégare près d’Athènes selon le film Megara de Tsemberopoulos et Maniatis (1974). Il rend compte du sel de l’époque, de sa violence, de son tragique. Des faits similaires suscitent la même douleur, la même rage, et c’est cela qui permet de saisir l’immédiateté des hommes attaqués, ignorés, mais en lutte pour leur dignité avant que d’être – ou non – diversement écrasés. C’étaient aussi les années des expropriations nécessaires à la création du Centre Pompidou et à l’opération spéculative conjointe du quartier de l’Horloge.