En redonnant vie et contours aux objets et outils utilisés par les fermiers de sa Mayenne natale, Jean-Loup Trassard brosse dans Manivelles et valets le portrait d’une campagne aujourd’hui disparue. Impression de lecture que l’on pourra heureusement prolonger avec une suite de récits rassemblés dans Un jour qui était la nuit.
Jean-Loup Trassard, Manivelles et valets. Le Temps qu’il fait, 72 p., 24 €
Un jour qui était la nuit. Gallimard, 304 p., 21 €
Le mot ne passe pas inaperçu, qui certes caractérise le grand nombre, mais désigne peut-être plus secrètement le rapport qu’entretient Jean-Loup Trassard avec un monde aujourd’hui disparu, celui des « petites fermes effacées par l’agriculture industrielle » et dont témoigne « tout un peuple d’objets et d’outils ». Oui, tout un peuple, avec ce que le vocable contient d’humanité et d’humilité, de respect et de simplicité, peut-être aussi.
Comme déjà avant, ailleurs, dans d’autres livres du même auteur, et du même cru dira-t-on, Trassard redonne vie à des objets qui naguère (à moins que ce ne soit jadis ?) furent la propriété de fermiers et qu’ils utilisaient le plus souvent à la force du poignet, sinon de deux poignets : batteuse, semeuse de betteraves, banc de scie et autre meule de grès qui, s’ils ne nécessitaient pas un mode d’emploi compliqué, n’en demandaient pas moins un certain savoir, une petite science de la manipulation relatée ici avec une égale parcimonie : tel ce broyeur de pommes, couramment appelé « moulard », qui est « surmonté d’une trémie rectangulaire en bois où sont versées les pommes et bordé par le volant de fonte qui, une fois lancé, diminue beaucoup l’effort nécessaire pour tourner la manivelle tout en augmentant l’efficacité de son action ».
Entre Trassard et les objets qu’il décrit, il y a peut-être la même distance qui sépare le « patron » de son valet. Tandis que le premier jette les betteraves dans le coupe-racines, il revient au second de tourner la manivelle. Geste rapide de l’un prolongé par l’effort mesuré de l’autre, sans artifice aucun. L’écriture de Trassard, jamais pesante, épouse ainsi la forme des objets et des outils dont elle parle, voire : accompagne leur travail, en une sorte de prose lente et modeste, précise et économe : « La baratte est un vaisseau de bois en forme de tonnelet couché sur quatre pattes dans lequel une manivelle, située à l’un des bouts, agite en même temps une palette et un rouleau cannelé. » Idée que l’on retrouve dans les photographies qui parsèment l’ouvrage, véritables portraits d’objets, que l’on dirait prélevés dans l’ombre d’un tableau de Millet.
Que ce peuple d’outils conduise au peuple de la ferme, et partant à tout un monde d’avant, depuis le sabotier jusqu’au valet, ou commis de ferme, en passant par le chaisier et le tonnelier, voilà qui n’a rien d’étonnant. Car Trassard est du pays – la Mayenne – dont il parle, pays qu’il a habité et qui l’habite encore. Il suffit de l’entendre évoquer son climat (« beaucoup de pluies, beaucoup de feuilles ») qui « ne porte guère vers l’eau » (entendez la douche), « sauf peut-être celui qui a de la graine de foin collée à la sueur du dos ».
Bien sûr, Trassard a depuis longtemps choisi son camp. C’est la vie de ceux qui ne possèdent rien qui le passionne, au sens fort du terme. Le valet qui trouve son lit dans une cabane en planches avec un toit de tôle, celui qui, quand il ne travaille pas par grande chaleur, « s’occupe » dans la remise ou l’écurie, celui qui, au repas, ne peut se resservir que si le patron ou la patronne pousse « un petit peu le plat vers lui en guise de proposition ». Un ensemble de « droits et de devoirs jamais exprimés et entendus pourtant » et qui trouvent comme un dernier écho dans la prose vivante, presque vivace, de l’écrivain.
Telle impression se retrouve, sinon se prolonge, dans la suite de récits que le même auteur publie chez Gallimard. Une historiette d’amour qui ne dit pas son nom, la réparation de la roue d’un moulin qui tourne à la tragédie (c’est le thème d’« Un jour qui était la nuit » et qui donne son titre au recueil), le vol d’un œuf bleu-vert dans le nid d’un corbeau, une virée en Dauphine qui a des airs de comédie de boulevard, la photographie d’un château mi-rêvé, mi-abandonné… Il n’y a pas vraiment de hiérarchie dans ces petites nouvelles, ce n’est pas non plus l’événement qui compte, seulement l’art de conter : le temps qui passe, le grand vent d’avril qui souffle dans les branches, un film qui apparaît sur l’écran, l’eau qui monte inexorablement. Rien que le bruit de la chose évoquée…
On entend de même l’écho d’un siècle qui touche à sa fin, des mots plus guère prononcés, des métiers en voie de disparition, et, bien sûr, les outils de jadis (à moins que ce ne soit naguère ?) qui refont surface, avec toujours la phrase qui se polit au contact de son sujet, brille ou noircit selon que la lumière vient du matin ou du soir, le style plein d’équanimité : « Mais, des fois toutes les cholles n’étaient pas tombées, alors celui qui voulait du grain bien propre, comme pour aller au moulin faire une pochée de farine, passait son grain à la vanette qui était toujours dans le grenier, à côté du tas de blé. L’patron a dit : “si personne ne la veut, je la prends”, alors on lui a monté la vanette dans un de ses planchers où il a plein d’outils sur des tables… »
À la fin, parce qu’il y a une fin, on a l’impression que les objets des fermiers et valets, comme eux-mêmes, comme l’époque qui les a vus naître et vivre, comme les récits qui les ont forgés, ne sont plus qu’un lointain souvenir : « Aujourd’hui, après le passage des machines, les champs sont vides de toute présence. À cause des poisons répandus, les oiseaux, même, ont disparu. » Reste, seul et néanmoins solidaire, tout un peuple d’images et de mots.