En 2022, l’espace de stockage de matières radioactives dans la région de Fukushima arrivera à saturation. Il faudra aussi trouver quoi faire des millions de tonnes d’eau stockées dans des cuves qui auront bien vieilli. D’autres questions insolubles existent à La Hague et ailleurs en France. Sans parler du risque que fait courir le manque d’eau, qui oblige à l’arrêt des centrales. Sécurité, insécurité : ces mots reviennent lancinants dans de vains débats télévisés. Mais la sécurité de notre humanité prise dans l’engrenage de l’atome se pose de façon intense. Dix ans après Fukushima et vingt-cinq ans après Tchernobyl, deux essais, La France atomique, de Daniel de Roulet, et Notre ami l’atome, de Michaël Ferrier et Kenichi Watanabe, dressent l’inquiétant état des lieux.
Michaël Ferrier et Kenichi Watanabe, Notre ami l’atome. Gallimard, 240 p., 19 €
Daniel de Roulet, La France atomique. Héros-Limite, coll « géographie(s) » 160 p., 18 €
Daniel de Roulet propose un voyage sur les traces de Julien et André, les héros du Tour de la France par deux enfants, ce manuel classique de la Troisième République – quand il n’y avait pas encore de nucléaire… L’ironie de l’auteur n’ôte rien à la gravité du propos. Roulet n’a rien contre le progrès et il aurait aimé rester enthousiaste face à l’automobile, au Concorde ou à ce qui permet de produire de l’énergie pour tous. Seulement, dans son village horloger de Suisse, les ouvrières qui étalaient le radium sur les aiguilles de la montre contractaient des cancers de la bouche. Les ouvriers de l’atome, ces « nomades du nucléaire » ou « viande à REM » meurent dans l’indifférence ou la gêne. Ils passent d’une centrale à l’autre, nettoient ou réparent. Parfois on les voit venir d’Europe orientale et on oublie les horaires légaux. Jusqu’à ce que cela s’apprenne. Bouygues en sait quelque chose, il en usa à Flamanville.
Le manque ou l’excès soudain d’eau peut rendre dangereuses les centrales. Lesquelles se trouvent à proximité de grandes villes. Si un nuage toxique survolait Bugey, il faudrait évacuer Genève ou Lyon. Tout dépendrait du sens du vent. À Chinon ou dans les autres sites de bord de Loire, des vignobles disparaitraient, et ceux qui en vivent avec. Roulet va de centrale en centrale, comme un touriste qui choisirait ces sites plutôt que les châteaux ou autres monuments. Peut-être parce que ces lieux industriels, ces centrales atomiques plutôt que nucléaires (l’EDF parle de façon euphémique de centrales d’énergie), on en gardera la trace dans les millénaires à venir, si millénaires il y a.
Comme celle de Daniel de Roulet, l’inquiétude de Michaël Ferrier ne date pas d’hier. En 2012, il publiait Fukushima. Récit d’un désastre. Et tous deux, d’ailleurs, hasard ou pas, évoquent cette figure disneyenne appelée Notre ami l’atome. Michaël Ferrier décrit le pays dans lequel il vit et enseigne depuis une vingtaine d’années, se rendant dans la zone frappée par la triple catastrophe – séisme, tsunami, fuite dans la centrale nucléaire –, interrogeant les habitants. Un an après, avec le réalisateur Kenichi Watanabe il propose le film Le monde après Fukushima dans lequel il dresse un bilan de la situation dans la région. En 2015, Terres nucléaires est une histoire du plutonium. Le documentaire élargit le propos à la question de ce radio-élément très dangereux développé à Hanford pour le projet Manhattan en 1941. Notre ami l’atome est le troisième volet, et le documentaire sort en 2020. Les textes écrits par Michaël Ferrier sont reliés à des témoignages ou analyses de scientifiques divers ou de sociologues comme Ulrich Beck. Est-ce parce que l’auteur est écrivain, parce qu’il est professeur ? La lecture est aisée, le plus ignorant de la physique nucléaire (et de la science en général) pourra lire sans encombre, et c’est toujours passionnant.
Partons d’une question simple : pourquoi ne peut-on débattre de façon sereine d’une énergie qui a désormais engagé l’humanité entière pour des millénaires ? Certes, nul d’entre nous ne verra ce qu’il en sera aussi loin, mais on sait que l’atome concerne les quelques générations qui nous suivront. Le livre, sans y répondre directement, donne des éléments de réponse. L’un, on le devine, est crucial : l’argent. L’énergie nucléaire serait moins coûteuse que d’autres. Du moins au départ, ou en apparence. On peut même dire qu’elle rapporte beaucoup en termes de PIB (notion dont la valeur se discute). L’enfouissement des déchets radioactifs à Bure, dans la Meuse, en est un exemple. Ce département peu riche a été inondé d’euros pour avoir accepté (ou subi ?) cette industrie. Des milliers d’habitants, à La Hague, vivent de la centrale. Certains se sont opposés au début, mais la plupart des locaux évitent d’aborder le sujet aujourd’hui. Le nucléaire divise et l’auteur parle d’une « société littéralement atomisée ».
Le nucléaire, on le sait, c’est aussi un lobby. Les centraliens et autres qui dirigent Orano (l’ex-Areva) ou sont en lien avec EDF défendent cette énergie… avec la dernière énergie. Et ce depuis toujours. Après quelques années, au Japon, leurs homologues ont la même position. Mais les failles dans la gestion de cette industrie sont innombrables et souvent tenues secrètes.
En bien des pays, le nôtre par exemple, on considère que le nucléaire est le meilleur moyen encore en notre possession pour lutter contre le réchauffement climatique, et réduire l’empreinte carbone. Soit.
La lecture de Notre ami l’atome permet de situer autrement les enjeux, de montrer concrètement les effets de cet « ami » si singulier. Un petit rappel s’impose : l’énergie nucléaire a été conçue dans un but militaire, guerrier. Il s’agissait de vaincre le Japon (qui allait demander le cessez-le-feu, on le sait) et surtout de montrer à l’URSS de Staline que les États-Unis étaient prêts. Ce but militaire était aussi celui de la France. Quand le général de Gaulle revient au pouvoir en 1958, la centrale de Marcoule est au point. Au Japon, le programme nucléaire s’appelle « Atoms for Peace ». Lancé par Eisenhower en 1955 pour créer une industrie civile au Japon, il trouve des relais parfois curieux. Le président du Comité japonais à l’énergie atomique, Matsutarô Shôriki, est de ceux-là. Son « pedigree » en dit long sur le bonhomme. Certains criminels de guerre ont de bons amis à la CIA. Du civil au militaire, il n’y a qu’un pas. L’une des centrales du pays est proche d’une base militaire américaine et fait face à la Corée du Nord et à la Russie. Le réarmement est au programme. On se figure les risques.
Venons-en à ce qui fait le cœur du livre, ce qui émeut, inquiète, effraie : des habitants du Japon et des États-Unis, des soldats qui servaient leur pays, des pêcheurs, des agriculteurs, des enfants, des femmes, risquent leur vie chaque jour, quand cette vie n’est pas complètement détruite par Fukushima ou d’autres événements du même type. Énumérons, dans le désordre de l’horreur ou de la colère.
La nourriture reste dangereuse dans la zone affectée comme dans l’ensemble du Japon. On trace sans désemparer le moindre aliment. Les agriculteurs doivent labourer plus profond pour tenter d’éparpiller ou d’enfouir le césium. La mer est infectée, et ce pour des décennies ; or, le poisson est la nourriture de base au Japon, et l’un des secteurs économiques les plus importants. S’il fait beau, il faut se couvrir les bras et le corps ; s’il pleut, il faut sortir avec un parapluie. Les éléments radioactifs sont omniprésents. Les enfants de la région ont toujours avec eux le dosimètre qui mesure les dangers. C’est comme un jouet. Une mère de deux jeunes filles, interrogée par les auteurs, déconseille à ses filles d’avoir des enfants. Pour le dire avec Ulrich Beck : « Toutes les victimes de cet accident ne sont pas encore nées. »
Ce qui vaut pour Fukushima vaut pour Hanford : ce lieu de fabrication et d’enfouissement ressemble au décor d’une dystopie hélas bien réelle. Les deux auteurs donnent les chiffres. Deux suffisent : 200 000 m3 de déchets hautement radioactifs, stockés dans 177 citernes. Le reste à l’avenant. Sur le site de la Hague, 56 tonnes de plutonium, liées à Superphénix, attendent.
« L’ignorance alliée au pouvoir est l’ennemi le plus féroce que la justice puisse avoir » : la phrase de James Baldwin est mise en exergue du livre. Le nucléaire et nos systèmes démocratiques ne font pas bon ménage. Le premier exige ou se nourrit du secret, de la censure. Il impose des décisions parfois rapides, solitaires. Naoto Kan, qui était Premier ministre en 2011, a dû décider en un instant : la direction des vents aurait pu imposer d’évacuer Tokyo, soit trente millions d’habitants. Le « green run » de Hanford, en 1949, a provoqué la mort de nombreux habitants : il fallait « tester dans des conditions réelles ». Des citoyens ordinaires ont servi de cobayes. Les marins de l’USS Ronald-Reagan ont été exposés des jours durant aux radiations de Fukushima. Et, pour s’en tenir à la France, on lira bientôt dans Fenua, roman de Patrick Deville, ce qu’il en fut de Mururoa et de ses effets sur les soldats surveillant le site. Les exemples abondent, qui montrent des citoyens pas ou mal informés, tenus pour quantité négligeable. En ce moment, tout est fait pour oublier Fukushima : on ne saurait se passer des jeux Olympiques.
Le livre de Michaël Ferrier et Kenichi Watanabe met en relief le sens exact d’« insécurité ». Ce n’est pas affaire de polémiques, de plateaux télévisés surexcités, c’est une question vitale qui exige information et réflexion. Ou, pour le dire autrement, en reprenant Hannah Arendt également en exergue : « C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal ». Le vide est là, ou l’apathie. Aussi dangereux que le plutonium.