Pour tous les captifs

Si le quatrième récit de Mary Dorsan devait nous enseigner quelque chose, comme son titre, Méthode, peut le laisser entendre, s’il devait nous montrer un ensemble de démarches que l’esprit peut suivre pour découvrir ou démontrer la vérité, ce serait probablement la vérité du cœur. Celui de cette narratrice, ergothérapeute qui déborde du désir de sauver de l’humiliation tous les hommes humiliés.


Mary Dorsan, Méthode. P.O.L, 266 p., 18 €


Nous aurons alors bien compris que cette vérité ne sera accessible qu’à celles et ceux qui auront à cœur d’entendre le récit de Mary Dorsan, du début à la fin, dans toutes ses minutieuses précisions, y compris les plus anecdotiques, qu’à celles et ceux qui accepteront de se laisser dessiller les yeux pour enfin voir le monde et ses violences, celles qui se glissent dans l’intimité des individus pour les ronger de l’intérieur.

Le titre est le prénom d’un paysan burundais, Méthode Sindayigaya, qui a été maintenu en captivité dans un pavillon de la banlieue parisienne, à Ville-d’Avray, pendant dix ans. Réduit à l’état d’esclave, coupé de sa famille et de son pays, sous la férule d’un diplomate de l’Unesco, il a fini par recouvrer la liberté grâce à des ouvriers d’un pavillon voisin qui ont donné l’alerte. La narratrice découvre ce fait divers en lisant le journal : « Ce que lui et sa famille ont enduré, leur malheur, ne me quittent pas. C’est triste à en crever. »

Le point de départ de Méthode est la rencontre, dans l’esprit de la narratrice, de deux hommes. La visite d’un homme, à la permanence syndicale à laquelle la narratrice a décidé de se rendre un vendredi sur deux, provoque en elle une autre déflagration. Cet homme se trouve sous la menace d’une sanction disciplinaire après un incident dans lequel il est injustement mis en cause. Après avoir passé la serpillère dans l’institution caritative qui l’emploie, il se met en colère contre un des résidents qui marche ostensiblement sur le sol encore mouillé. L’employé se dit « humilié ». Il raconte qu’il « veut mourir », qu’il pense « en finir sur la route » alors qu’il fait tous les jours soixante kilomètres pour se rendre sur son lieu de travail.

La narratrice, aussitôt, est « saisie » : « Ce premier homme, rencontré lors de ma première permanence syndicale, je ne veux pas qu’il meure, je veux le retenir à la vie. J’imagine pouvoir conjurer sa mort grâce à l’écriture. » Pour elle, cet homme rejoint Méthode Sindayigaya, l’esclave moderne, avec lequel il ne fait plus qu’un ou avec lequel il forme cette humanité douloureuse pour laquelle il devient indispensable d’écrire : « Il m’est insupportable que s’effacent de mon esprit le salarié de la fondation caritative et l’esclave d’un sinistre sous-sol, ces deux hommes qui s’entremêlent. Méthode est un homme, deux hommes, tous ceux que l’injustice accable. »

Méthode, de Mary Dorsan : pour tous les captifs

Mary Dorsan © P.O.L.

Le récit de Mary Dorsan, elle-même infirmière psychiatrique, se présente sous la forme d’un journal, tenu pendant 77 jours par la narratrice ergothérapeute sous le coup de ce double saisissement, qui veut sauver Méthode par l’écriture, et par là tous les Méthode du monde. Soixante-dix-sept jours d’observations, de remarques et d’inventions. Mary Dorsan fait vivre Méthode, lui invente une famille, des rencontres. Cet homme rencontré à la permanence a disparu, parce que d’autres – c’est ce que la narratrice espère – s’occuperont de lui, et c’est cette disparition qui le rend aussi présent, voire obsédant. À l’inverse d’Adam, demi-frère de la narratrice qui rôde sans cesse autour d’elle pour qu’elle accepte de raconter son histoire, Adam qui reste un fantôme, Méthode, le fantôme initial, s’incarne totalement dans le récit construit jour après jour. Les histoires de famille n’intéressent pas la narratrice, elle n’écrira pas l’histoire de ce mystérieux demi-frère. Son choix est fait : celui de la chronique, qui a pour objet cette permanence syndicale et c’est, selon ses propres mots, bien plus important : « Un soir, des vendredis soir au local syndical, m’ont bousculée, la permanence est devenue le centre de mes préoccupations pendant quatre mois, il en a été ainsi et je l’ai écrit. (Tous ces os que je ronge à la façon d’une chienne affamée…) Ça suffit pour ce soir. Couper ici. Reprendre demain. »

Cette femme ne connaît quasiment rien du droit du travail et n’a participé à aucune permanence syndicale avant ce vendredi soir décisif. Méthode n’a rien d’un traité ou d’un manuel, ce n’est pas non plus un manifeste, mais bel et bien la prise sur le vif, sidérante, du monde du travail au quotidien, tel qu’il est vécu par la très grande majorité des travailleurs. Ce journal dit comment le travail peut rendre triste, malheureux, malade, déprimé. Cette chronique est émaillée de récits, très brefs, de manifestations violemment réprimées par la police. On entend derrière la voix de la narratrice le mouvement de lutte contre la réforme des retraites. On entend aussi la lutte des personnels soignants pour exercer leur métier dans des conditions décentes, pour eux comme pour les patients… Comme Méthode est d’actualité ! Ce journal fonctionne comme une caisse de résonance de l’époque dans laquelle on vit, et rappelle la nécessité de la lutte.

Mais la particularité du livre de Mary Dorsan est de montrer que la lutte politique et sociale est avant tout une lutte du cœur, un cœur encore capable de se briser à la lecture de l’histoire, dans le journal, de Méthode Sindayigaya, un cœur qui peut se laisser absorber par tous ces récits ordinaires de la souffrance au travail, mais qui peut aussi se laisser émouvoir par toutes ces femmes et ces hommes qui, avec fidélité, et cœur aussi, tiennent des permanences syndicales, prennent sur leur temps pour être là, même si ce n’est pas toujours aussi efficace que cela devrait l’être.

La lecture de Méthode nous rappelle, s’il en était besoin, qu’il ne faut pas abriter son cœur dans une cage. La narratrice a le « cœur percé », en permanence, et elle tient à l’écriture chaque jour comme à une planche de salut. Pas d’écriture sans « parti pris » : « De chose pour son employeur, Méthode est devenu héros pour le lecteur. » Et la narratrice de recouvrer sa propre existence, dans cette écriture qui dépasse largement les faits, qui fait entendre les vies, qui empêche l’oubli des paroles : « Le ciel d’un bleu tranchant par-dessus les feuillages virant au roux découpe le souvenir de Méthode à la manière d’une lame de couteau : ses paroles tombent telles des pelures de fruits au fond d’une poubelle. » La vulnérabilité de ceux dont parle la narratrice est aussi la sienne. L’écriture rend justice, à tous, et aussi à celle qui la pratique.

Cette dimension fondamentale de l’écriture, cette nécessité de rendre justice anime Mary Dorsan depuis son premier livre, Le présent infini s’arrête (P.O.L, 2015). C’est après une altercation violente avec un patient, alors qu’elle exerce en appartement thérapeutique, qu’elle a décidé d’écrire. Pour défendre le jeune patient. Et pour faire don de son récit à un agent des services hospitaliers qui part à la retraite. Dès les origines, Mary Dorsan prête à l’écriture cette si noble tâche : rendre justice à « tous ceux que l’injustice accable ».

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