Tash Aw, l’étranger de Kuala Lumpur

Dans le quatrième roman de Tash Aw, écrivain anglophone né en 1971 en Malaisie, un homme raconte à une jeune étrangère le meurtre qu’il a commis. Mais Nous, les survivants va bien au-delà du récit d’un crime.


Tash Aw, Nous, les survivants. Trad. de l’anglais (Malaisie) par Johan-Frédérik Hel-Guedj. Fayard, 382 p., 23 €


Lorsqu’il publia en 2005 son premier livre, Le tristement célèbre Johnny Lim (traduit aux éditions Robert Laffont en 2006), Doris Lessing salua en Tash Aw un conteur hors pair. Il est vrai qu’à travers l’histoire de ce marchand de soie d’une région de Malaisie qui se choisit le prénom de « Johnny » par fascination pour Johnny Weissmuller, le romancier fait la chronique des mille et une nuits d’un personnage aux différentes facettes, vu sous différents angles.

Nous, les survivants, de Tash Aw : l'étranger de Kuala Lumpur

Tash Aw, à Kuala Lumpur © Stacy Liu

Né à Taïpei, Tash Aw a grandi en Malaisie, avant d’étudier le droit au Jesus College de Cambridge. Il vit à Londres, écrit en anglais, fait de fréquents séjours en Indonésie, à Shanghai, et pense que dans aucun pays d’Asie, exception faite du Japon peut-être, l’auteur ne peut écrire sans souffrir d’entraves. Bien qu’il parle le malais, le mandarin et le cantonais, c’est en anglais qu’il compose ses romans, trouvant dans le maniement de cette langue liberté de langage et liberté d’esprit. S’il fait souvent des voyages qui le mènent en France, il avoue que le pousse surtout à Paris le respect qu’on semble y témoigner à l’égard des écrivains et des intellectuels.

Si dans l’adolescence Tash Aw a voué une grande admiration à Faulkner, à Steinbeck puis à Hemingway, le livre qui est sa bible est de Melville : Moby Dick. La même vénération va à Flaubert, y compris à ses nouvelles, comme « Un cœur simple ». Mais l’écrivain français auquel il fait le plus souvent allusion est Albert Camus, au point que certains voient dans son dernier livre, Nous, les survivants, une réécriture de L’étranger. Ce en quoi ces lecteurs font fausse route : le roman de Tash Aw est celui d’un étranger dans un monde qui lui est étranger, certes, mais le meurtre qu’il a dû expier le conduit plutôt à une réflexion sur la réparation.

Ah Hock a donc tué. À sa sortie de prison, il se raconte à une sociologue qui voudrait écrire à son propos quelque chose tenant de la biographie et du journalisme. L’essentiel du livre n’est pas dans ce crime et cette confession mais dans l’évocation d’une Asie du Sud-Est qui cherche à rivaliser de modernité avec le reste de la planète tout en demeurant ancrée dans des terreurs ancestrales, lestée d’une pesante xénophobie. Prenons comme exemple l’huile de palme : la Malaisie a besoin à la fois de centaines d’ouvriers agricoles dans les plantations qui exportent vers la Chine, les États-Unis, l’Europe : « Les cookies américains importés que tu vois au supermarché, ceux que tu n’as pas les moyens de t’acheter, ils sont tous fabriqués avec notre huile de palme. »

Nous, les survivants, de Tash Aw : l'étranger de Kuala Lumpur

Les pages les plus troublantes du livre ont trait à l’infection qui a envahi tout le pays en se répandant « par des voies mystérieuses et en se diffusant dans l’air », mais aussi au racisme qui cause des ravages dans la société malaisienne. Les entreprises, les plantations qui ont besoin de main-d’œuvre font appel à des pourvoyeurs pour savoir « combien de Bangladais ou de Birmans » ils peuvent fournir. Les pourvoyeurs font entrer les travailleurs et une société se charge de la paperasse. Ces « sous-traitants de main-d’œuvre » procurent à des hôtels, des restaurants, toutes sortes d’employeurs qui, pour le prix d’un autochtone, ont de quoi payer deux Bangladais. Et les Malaisiens de dire haut et fort que les Bangladais sont partout. Il leur suffit d’entrer dans n’importe quelle gargote et c’est un étranger qui les servira. Les clients de Kuala Lumpur refusent qu’une étrangère à la peau sombre les touche. Le racisme ne se dissimule même plus, pendant que les passeurs prospèrent, en graissant la patte et en cachant dans des conteneurs des cargaisons humaines. Il y a des travailleurs étrangers qui ont fait le voyage depuis le Bangladesh : les passeurs tailladent le ventre d’une femme pour que son corps ne gonfle pas et qu’elle coule plus vite quand ils la jettent par-dessus bord. L’intolérance vis-à-vis de ces migrants s’accroît en Malaisie. Il n’est pas rare d’entendre dire que ces étrangers commettent un grand nombre de crimes.

Tash Aw n’est pas seulement un cosmopolite attaché à la liberté d’esprit, pas seulement un conteur qui excelle dans la comédie féroce et la satire. Il est aussi le témoin implacable d’un monde où les étrangers parmi nous sont les survivants d’une impitoyable avancée vers le prétendu progrès.

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