Dans Le sexe des Modernes, Éric Marty démêle les racines intellectuelles qui sont à l’origine de l’expansion du concept de « genre » dans l’univers culturel de la fin du XXe siècle. À cheval entre l’Europe et les États-Unis, cette enquête constitue la première cartographie complète des territoires théoriques sur lesquels a germé une pensée du sexe qui brouille l’ordre classique des représentations.
Éric Marty, Le sexe des Modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 512 p., 25 €
L’histoire des idées est avant tout une histoire de signifiants. Soudain, sans crier gare, apparaît un nouveau terme, un signe qui impose sa marque et qui acquiert tout à coup une valeur d’évidence. On le rallie, on le conteste, on le discute : il devient un repère dans le temps puisqu’il modifie en profondeur notre manière de penser.
Le mot « genre » appartient à cette catégorie. Depuis une cinquantaine d’années, il a connu une incroyable fortune théorique en recouvrant non seulement les principaux domaines universitaires (où les gender studies sont devenues incontournables), mais bien plus encore en donnant à chacun.e la possibilité de se construire une identité sexuelle qui ne corresponde plus au sexe biologique tel qu’il lui est assigné à la naissance (de là l’incroyable inventivité lexicale qui fluidifie ou déconstruit la stricte binarité reconnue entre le masculin et le féminin : transgenre, agenre, pangenre, cisgenre, etc.). Sa force de perturbation est telle que le genre questionne le droit, la bioéthique, le règlement des compétitions sportives. Il n’est pas jusqu’à l’écriture et la parole articulée qui ne doivent apprendre à se « dégenrer » en veillant à inclure tous les genres, sans plus de discrimination grammaticale.
Le livre d’Éric Marty s’ouvre sur ce constat. Mais, plutôt que de s’inscrire dans un espace polémique que nul n’est aujourd’hui en mesure de penser, en raison de l’essaimage pluriel de la question du genre à des domaines et à des débats encore en devenir, l’auteur mène l’enquête sur son versant généalogique. En mettant en regard la bibliothèque des « Modernes » (celle des Lacan, Althusser, Deleuze, Barthes, Derrida ou encore Foucault) avec les principaux essais de celle que Gayle Rubin a adoubée comme la « reine du genre » (Judith Butler), il nous fait voir combien le commerce des idées est avant tout une affaire d’import-export. Non pas un transfert culturel pacifié, mené dans la parfaite transparence, mais un jeu de dialogues truqués, fait d’emprunts théoriques, de maquillages conceptuels, de lectures passées en contrebande.
La « voleuse » déclarée, c’est ici Butler, dont le francocentrisme affiché cache, aux yeux d’Éric Marty, une redoutable stratégie de rupture et une volonté de s’auto-instituer comme la figure fondatrice des questions liées au trouble de l’identité sexuelle. Or, ce que prouve la démarche archéologique du livre, c’est que la « théorie du genre » américaine s’est largement nourrie de la « pensée du Neutre » propre à l’espace français, dont on suit ici les modulations entre la fin des années 1950 et le début des années 1980. Si ce « Neutre » fut si cher au courant structuraliste, c’est précisément parce qu’il parvint à troubler sa loi fondamentale, à perturber sa règle d’or qui veut que le sens soit toujours le produit d’une différence. Et quand le jeu des oppositions classiques est levé – dans l’ordre grammatical bien sûr, mais surtout dans l’ordre symbolique (féminin/masculin, animé/inanimé, actif/passif, singulier/pluriel) –, naissent alors des catégories indécises, des figures floues, hantées par les formes du vide et de l’entre-deux, ou plus radicalement soustraites à l’alternative d’un choix dont elles ne veulent plus (« ni l’un ni l’autre », comme l’exprime l’adjectif « neuter » en latin).
C’est l’une des grandes forces de ce livre que de nous donner à voir, derrière les débats d’idées et l’abstraction vertigineuse de certaines thèses, combien la pensée du Neutre est surtout une pensée « en » images, riche de toute une panoplie visuelle qui donne corps et matière aux figures qu’elle convoque. Ainsi, le Self Portrait in Drag de Warhol, dont le regard nous défie dès la couverture, ouvre sur un musée plus profond, qui a sa protohistoire dans l’imagologie touffue de la French Theory : c’est le travesti japonais de L’Empire des signes ou le castrat Zambinella de S/Z chez Barthes ; c’est la femme phallicisée du dispositif « masochiste » qui hante Deleuze ; c’est l’os de seiche qui, comme un sexe fantomatique, zèbre le tableau de Holbein analysé par Lacan ; ce sont toutes les incarnations de la « Divine » de Genet (le personnage travesti de Notre-Dame des Fleurs) qui passe, tel un furet, sous les grilles d’analyse de Lacan, de Sartre ou de Derrida ; c’est l’Herculine Babin de Michel Foucault, heureuse de vivre dans une communauté féminine exclusivement « monosexuelle » avant que le dispositif social ne la force à choisir un vrai sexe, et donc à s’inscrire dans l’ordre de la différence et de la marque.
Ce sont ces figures qui articulent le mieux – car elles l’inscrivent dans l’espace du visible – l’imposant dictionnaire conceptuel que cette séquence intellectuelle a voulu bâtir, en misant sur un lexique lui-même imaginé, largement empreint des motifs du sexe et de la génitalité. À la manière d’une Odyssée théorique, l’auteur retraverse l’étendue de cet étrange vocabulaire (« Loi de la castration », « fonction phallique », « perverformatif », « prohibition de l’inceste », « logique de l’hymen », « double invagination ») qui a institué le sexuel comme la métaphore reine, seule capable d’articuler l’intelligibilité nouvelle que l’époque avait pour mission de formuler.
Le grand talent d’Éric Marty est de savoir replonger chacun de ces signifiants dans le milieu qui l’a vu naître. L’histoire des idées se fait chez lui à même les mots, au ras des textes qui en portent la trace, par une pesée patiente sur des termes choisis qui finissent par révéler une puissante historicité. Telle cette promotion du « sujet pervers », pièce centrale de la pensée du Neutre, que l’auteur détisse lentement, depuis le concept lacanien de « castration » jusqu’à ses variations prolongées (puis inversées) chez Deleuze, Barthes et Derrida. Dix ans après son essai Pourquoi le XXe siècle a-t-il pris Sade au sérieux ? (Seuil, 2011), Éric Marty parcourt tous les textes, rebondit avec rigueur de l’un à l’autre, se ménage des effets de reprise et dessine pour son lecteur un jeu de boucles parfaitement cohérent qui redonne sa pleine intelligibilité à un maillage conceptuel que le temps a opacifié. La « perversion », dégagée de ses connotations vulgaire et médicale, devient alors une pure cellule spéculative qui pointe vers une forme active de déliaison, susceptible de neutraliser ou de suspendre tous les interdits, de déplacer toutes les coordonnées du dispositif sexuel. Le « pervers », parce qu’il brouille la Loi de la différence entre les sexes, loi que l’on croyait originaire et indépassable, nomme avant tout le grand dynamiteur de la naturalité du sens et de l’ordre du discours.
Dès les années 1960, le trouble dans le genre est donc présent sur la scène intellectuelle française. D’où vient alors que cette histoire à laquelle s’attache Éric Marty ne soit précisément pas l’histoire d’une filiation (entre la « pensée du Neutre » et la « théorie du genre »), mais bien l’enjeu d’une contre-filiation, d’une bifurcation assumée et d’un faux détour stratégique opéré par Judith Butler ? Aux yeux de Marty, cette généalogie contrariée tient au caractère irréconciliable des postulats épistémologiques engagés par les deux parties : d’un côté, « l’ordre symbolique » auquel reste arrimée la théorie française, faisant du sexe et de son brouillage catégoriel un enjeu avant tout formel, adossé à une pensée du signe détachée d’une stricte application pratique ; de l’autre, le « champ social » qui aimante le courant américain des études de genre, exigeant des réflexions sur l’identité sexuelle un prolongement effectif dans l’espace politique et militant. Et si Butler a elle-même œuvré à durcir l’opposition, en pointant le formalisme extrême de la théorie française, déconnectée des « vraies » préoccupations du monde, plus habitée par l’échec romantique du langage que par la ressaisie pragmatique de son action, elle n’en a pas moins cherché à importer dans son discours nombre de ses concepts, pour étoffer sa position dans le champ américain.
Le sexe des Modernes nous raconte alors cette fausse réconciliation, ce double jeu d’hybridation et de trahison tenté par Butler entre les deux courants. De façon exemplaire, à la manière d’un polar théorique, ce livre nous invite ainsi à suivre la piste du concept de « performativité », concept clef du dispositif butlérien en ce qu’il atteste – via le linguiste John L. Austin – que tous les énoncés sociaux induisent des normes (et des « genres ») qui produisent des effets d’assignation sur ceux qui les reçoivent. Relisant un à un les textes dont s’est inspirée Butler – sans le dire ou de façon affichée –, Éric Marty parvient à tirer un fil qui relie la performativité à la « forclusion » (Lacan), à « l’interpellation » (Althusser), à « l’itérabilité » (Derrida) ou encore à la « parrêsia » (Foucault) : à chaque fois, le concept emprunté est sorti de son contexte spéculatif originel et – de fait structural – se retrouve engagé sur la voie de la lutte sociale. Tout sujet, « interpellé » dans sa norme ou dans son genre, peut alors se resignifier, se constituer, non pas en amont des énoncés qui le classent, mais à travers eux, grâce à eux. C’est la grande leçon que Butler a retenue de la théorie foucaldienne d’un pouvoir qui « discipline » et « fabrique » les corps ; c’est sa grande force aussi que d’avoir su nommer par le terme de « performativité » ce qui chez Foucault reste au stade de métaphores, sans l’assise épistémologique ni le cadrage conceptuel que lui donnera Butler pour nourrir sa propre théorie du genre.
Si Éric Marty emploie le lexique du roman policier pour qualifier le geste butlérien (« vol », « crime parfait », « trahison », « défiguration »), geste qu’on voit progressivement apparaître comme un crime de lèse-théorie, c’est précisément pour inscrire Judith Butler dans une dimension romanesque, qui est aussi propre au monde des idées. En ce sens, les attaques récurrentes sur les mauvaises lectures de l’Américaine, sur ses simplifications outrancières ou ses mésinterprétations tactiques, ne suffisent pas à en faire un livre « à charge ». L’exercice auquel se livre l’auteur est plus retors, tant l’égard et la patience qu’il met à critiquer la « reine du genre » relèvent aussi d’une forme de fascination pour la rupture et le trouble intellectuel qu’elle a su provoquer. C’est pourquoi cet essai est avant tout un « livre » et non pas un panorama à visée strictement documentaire : il repose sur un scénario à forte valeur dramaturgique, choisit délibérément ses premiers rôles et ses figures secondaires, troue la ligne du discours par l’insertion de tableaux, de photographies, d’images filmiques. Dédié à « Claudie », personnage au sexe flou qui était le héros de son roman intitulé La fille (Seuil, 2015), ce nouveau livre d’Éric Marty communique discrètement avec la fiction, « s’avoue presque un roman » comme l’écrivait Barthes, et institue Butler comme la grande héroïne hétérodoxe de l’histoire récente des idées.
Ce scénario sera discuté. On reprochera peut-être à l’auteur ces 500 pages d’une déconstruction conceptuelle menée pied à pied avec une bibliothèque d’auteurs jugés hermétiques. On estimera que cela fait écran à la « thèse » qui peut s’en dégager. On demandera des prises de position plus tranchées. Et on se trompera. Car si ce livre milite, c’est bien par la forme de son excès, et pour l’excès. Ce qui s’y engage, derrière la critique de la théorie du genre, c’est le témoignage d’une dette envers la génération intellectuelle qui a précédé celle de l’auteur. Et cette dette se manifeste d’abord par un choix formel des plus cohérents, par une manière de placer la lecture au premier plan et de confier à l’exercice du commentaire l’audace d’une écriture. En cela, Le sexe des Modernes est aussi une œuvre d’ultra-lecteur : à l’instar des auteurs qu’il convoque, il fait de la Bibliothèque la grande devancière, le lieu d’un affrontement exigeant, sans dérobade, sans empressement à classer, réduire ou clore. À l’écoute d’une épopée théorique des plus ardues, il sait en recomposer la part intime, avec ses batailles rangées ou ses ruptures éclatantes, sur le temps court comme sur la longue durée. C’est ce en quoi cet ouvrage est le plus précieux : il convertit pour nous la dette en une offrande généreuse, il rouvre la bibliothèque des Modernes pour le temps qui vient.