Napoléon par Alexander Kluge

La figure de Napoléon traverse souvent les textes de l’écrivain allemand Alexander Kluge. Deux cents ans après sa mort, elle se trouve au centre d’un volume édité à Leipzig, que Jean-Yves Jouannais, créateur de L’Encyclopédie des guerres, a lu pour En attendant Nadeau.


Alexander Kluge, Napoléon, « un homme pétri de ruines ». Histoires et commentaires. Trad. de l’allemand par Mechthild Coustillac, Régine Mathieu et François Mathieu. Avec trois dessins de Georg Baselitz. Spector Books, 446 p., 26 €


On goûte de nouveau, dans le dernier ouvrage d’Alexander Kluge, l’ivresse de son érudition mâtinée d’une imagination sans frein. Plus précisément d’une imagination créatrice dont l’auteur fait ici un usage strictement spéculatif, détournée de sa source gratuitement fantaisiste, en vue d’édifier ce « système de l’absence de système » cher à Novalis. Car ce Napoléon est bien un nouveau pan du Brouillon général de Kluge, où le chaos, de concert avec l’ordre, s’emploie à dire le roman des sentiments et des lignées familiales.

Napoléon, « un homme pétri de ruines », d'Alexander Kluge

Portrait de Napoléon Ier en compagnie de cinq hommes, sur l’île de Sainte-Hélène, Jules Lucien Ferdinand Vallette (entre 1860 et 1890) © CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet

On y suit des morts au gré de requiem baroques, mais sans complainte, sans déploration, requiem qui n’entraîneraient pas au repos éternel et auraient plutôt à voir avec La leçon d’anatomie du docteur Tulp. Une anecdote n’a pas quitté mon esprit tandis que je dévorais l’ouvrage. Le général d’Hautpoul s’était distingué dans les campagnes de 1806 et 1807, notamment à la bataille de Preussisch Eylau, où, après avoir exécuté deux charges à la tête de sa division de cuirassiers, il fut atteint d’un biscaïen lors de la troisième. Il mourut des suites de sa blessure, le 14 février 1807. Napoléon avait ordonné que le bronze de 24 canons pris sur le champ de bataille fût employé à la fonte d’une statue représentant le général d’Hautpoul. Cette statue fut renversée en 1942 sur ordre du régime de Vichy puis refondue pour soutenir l’effort de guerre nazi. Les canons russes puis les canons allemands étaient-ils d’autres versions du monument au général d’Hautpoul ?

Je ne savais pas trop pourquoi cette question me servait ainsi de marque-page. Avant de saisir qu’au-delà de la figure historique de Napoléon, Alexander Kluge menait une enquête sur la plus ou moins grande qualité des matériaux livrés par l’histoire comme conducteurs de fables, légendes et mythes. Comment, par quels moyens physiques, à quelle vitesse, avec quel coefficient de perte, les images et les idées traversaient-elles le temps pour nous parvenir ? En physique, un conducteur est un matériau permettant des échanges d’énergie entre deux systèmes. Le conducteur demeure en équilibre électrostatique tant que le désir, la curiosité, le fantasme ne lui sont pas appliqués, mettant soudain en mouvement ordonné les porteurs de charges. C’est ainsi qu’une même source d’énergie, par exemple le grand cauchemar flou et enneigé de la bataille d’Eylau, fut à même de produire un célèbre poème de La Légende des siècles, un roman de La Comédie humaine, des pages parmi les plus magnétiques des Mémoires de Marbot, tout comme les différents états de la statue du général d’Hautpoul.

De fait, l’important, pour Alexander Kluge, n’est pas cette simple question de production d’énergie mais bien les conditions de son transport, dans le temps comme dans l’espace. L’électricité des histoires est-elle transmise à haute tension afin de réduire l’inévitable perte d’énergie sur longue distance ? Ou bien le destin de cette énergie serait-il d’être dilapidée dans son voyage avant même d’alimenter quoi que ce soit d’autre que sa propre déperdition ? Question subsidiaire : cet épuisement peut-il être stocké ? Si oui, sous quelles conditions ? Dans ce cas, ces dépôts d’objets et de phénomènes retranchés, dissipés, doivent-ils être appelés « ruines » ? Chateaubriand, dans les Mémoires d’outre-tombe, a évoqué les peuplades de l’Orénoque disparues au gré des guerres que leur firent les conquistadors ; il ne serait resté d’elles qu’une poignée de mots chantés par des perroquets retournés depuis vingt générations à l’état sauvage. Chateaubriand se demande si l’on doit classer les cris de ces oiseaux dans la famille des ruines.

Napoléon, « un homme pétri de ruines », d'Alexander Kluge

Napoléon Ier, sculpture de Antoine-Louis Barye (entre 1862 et 1866) © CC0 Paris Musées / Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris

C’est ainsi que se dessine, dans le livre étoilé, fragmenté, de Kluge, la silhouette d’une œuvre fantôme, cousine du monument au général d’Hautpoul. Au mitan du livre, une question est posée : « Et ce n’est pas un sujet de film ? » Question discrète, voire timorée, mais qui donne le la à l’ensemble. Napoléon, « un homme pétri de ruines » serait un scénario de film. Le film en question aurait pour sujet le passage de la Bérézina et s’approcherait assez, dans sa forme, du merveilleux Touche pas à la femme blanche ! de Marco Ferreri. On se souvient que le réalisateur italien avait « rejoué » la bataille de Little Bighorn dans le trou des Halles en train d’être creusé sous les anciens pavillons Baltard. Chaque moment de la journée du 25 juin 1876, chaque mouvement de Sitting Bull, toutes les ruades, tous les coups de feu, le dernier souffle de Custer, ont été portés jusqu’à nous, comme autant d’alluvions, dans le lit et par le flux d’une minuscule rivière. Little Bighorn, petit brin d’eau, sous-affluent de la Yellowstone, qui court discrètement au creux d’une prairie, et qui gronde pourtant dans l’histoire américaine plus fortement que Mississippi et Río Grande réunis.

Pour saisir ce que recèle en termes de symboles cette modeste rivière, il faut la mettre en lien avec la manière dont bruissent dans notre histoire nationale les flots de la Bérézina. J’avais été frappé, lors de notre discussion à la maison Heinrich Heine, en 2019, par la parfaite connaissance qu’avait Alexander Kluge des Mémoires du général Marbot. Il se souvenait en particulier du passage suivant : « Cette rivière [la Bérézina], à laquelle certaines imaginations ont donné des dimensions gigantesques, est tout au plus large comme la rue Royale, à Paris, devant le ministère de la Marine [1]. » Dans ce film à venir, qu’esquisse et semble promettre le livre de Kluge, les rôles d’Oudinot et de Koutouzov, du général Éblé et de ses pontonniers, pourront être assurés par des soldats de plomb, souvenirs de la collection d’enfance du réalisateur, disparue dans le bombardement d’Halberstadt, le 8 avril 1945. L’esprit de ces figures autour de l’Empereur – qui furent assurément des personnes –, conditionné par la tradition de leur arme, par la logique de leur grade, les usages de leur époque, les apparentera à une cargaison de statues incroyablement souples et réactives. Il ne leur sera pas donné d’inventer des positions inédites. Il ne leur sera pas accordé non plus un grand nombre de mots pour exprimer une métaphysique, pour dire « merci », voire des choses plus tendres. Ils seront néanmoins à même de percevoir, comme tous les hommes, à bien des signes, le cours funeste des événements et « l’inquiétance du temps », titre du second volume des œuvres complètes d’Alexander Kluge en français. Tous, soit privés de religion par la Révolution, soit fous de Dieu, se demanderont si la croix du Christ les a réellement sauvés du labyrinthe circulaire des stoïciens. Ils diront leurs tirades comme Mastroianni dit les siennes dans le film de Ferreri, mourront, soupirant « Acta est fabula », apercevant, au bout d’avenues portant leur nom, des statues à leur effigie s’écaillant au ralenti. Un grand film à venir de Kluge qui s’achèvera sur l’un de ces cartons chers à son esthétique. On y lira, en typo de couleurs : « Dans la ville de Vilnius, un monument : deux plaques collées dos à dos. Sur le côté du monument tournant le dos à Moscou, il est écrit : “Napoléon Bonaparte est passé ici en 1812 avec 400 000 hommes ”. De l’autre côté, ces mots : “Napoléon Bonaparte est passé ici en 1812 avec 9 000 hommes”. »


  1. Général baron de Marbot, Mémoires, Mercure de France,1983, vol. 2, ch. XXXVI, p. 384-385.

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