Aventures dans un cachot

Une nouvelle traduction intégrale par Philippe Mortimer permet de redécouvrir Le vagabond des étoiles, dernier roman publié de son vivant par Jack London, en 1915. Dans ce véritable testament littéraire – London mourra l’année suivante –, l’auteur a fondu plusieurs de ses projets, mêlant dénonciation du système carcéral, métempsychose, philosophie personnelle et aventures à différentes époques. Cela donne un roman foisonnant, complexe, moderne, qui célèbre la puissance de l’imagination et l’urgence de vivre.


Jack London, Le vagabond des étoiles. Trad. de l’anglais (États-Unis), préfacé et annoté par Philippe Mortimer. Libertalia, 480 p., 15 €


Sous-titré Contes de la camisole, Le vagabond des étoiles de Jack London se déroule tout entier dans la tête de son narrateur. Suite à un accès de « colère rouge », Darrell Standing, professeur d’agronomie, est emprisonné pour meurtre au pénitencier de San Quentin. Par un engrenage absurde mais propre aux prisons de l’époque – et sans doute à celles d’aujourd’hui –, il se retrouve accusé d’un second crime, imaginaire celui-ci : avoir introduit de la dynamite dans le pénitencier. Dans l’incapacité de révéler où elle est cachée, il passe pour un « incorrigible », ce qui le condamne pour de longues années à l’isolement, et à subir régulièrement le supplice de la camisole de force. Celle-ci, serrée au maximum, empêche les prisonniers de faire le moindre geste pendant plusieurs heures ou plusieurs jours, et les mène souvent à la folie ou au délabrement physique.

Le vagabond des étoiles, de Jack London : aventures dans un cachot

L’un des derniers clichés de Jack London, à son bureau, à Glen Ellen, Sonoma Valley, Californie © D.R.

L’habileté narrative de London se manifeste avec cette dynamite chimérique que les autorités pénitentiaires recherchent avec acharnement, d’une manière obsessionnelle. Elle revient comme un leitmotiv, symbole d’un monde carcéral coupé du reste du monde, tournant en boucle, transformé en enfer absurde par l’arbitraire. Les répétitions des interrogatoires et des sanglages dans la camisole font sentir le temps délité, décomposé, infiniment étiré, de l’isolement, « mort-dans-la-vie ». En même temps, la dénonciation est ancrée dans la réalité par deux véritables condamnés, Jake Oppenheimer et Ed Morell, devenus personnages du roman. Et rappelons que London lui-même avait dans sa jeunesse connu la prison pour vagabondage ; la ferveur et la vigueur de son plaidoyer doivent certainement beaucoup à cette expérience.

Ces trois forçats, qui refusent de se laisser briser et recréent une fraternité dans le quartier d’isolement, uniquement par la force de l’esprit puisqu’ils ne peuvent pas se voir et à peine communiquer, ont quelque chose de lumineux, mais cette lumière va briller d’un éclat encore plus intense lorsque Standing, guidé par Morell, va trouver une solution pour supporter la camisole. Par l’auto-hypnose, son esprit quitte son corps pour rejoindre le souvenir d’existences antérieures, au point de les revivre. London lui-même croyait-il à la transmigration des âmes ? Peu importe au fond, même si, alcoolique, malade, souffrant, la foi vibrante que Darrell Standing exprime quant à la permanence de l’esprit a pu lui apporter une consolation. Le lien entre London et son narrateur est d’autant plus évident quand celui-ci, en raison d’une loi insensée sur la récidive, se retrouve condamné à mort. Ce qui a au moins l’avantage de lui permettre d’écrire le récit que nous lisons, dans la cellule où il attend son exécution.

Le vagabond des étoiles, de Jack London : aventures dans un cachot

Photos anthropométriques de Jake Oppenheimer © D.R.

En remontant par le souvenir aux débuts de l’humanité, à l’invention de l’arc, de l’agriculture, de l’équitation, London affirme l’insertion d’une existence individuelle dans l’Histoire collective. Par ailleurs, les vies revécues par Standing peuvent se lire comme autant de nouvelles. Les héros en sont successivement un duelliste médiéval, un anachorète arien jubilant de ses souffrances et privations, un jeune garçon membre d’un convoi de pionniers qui traverse l’Utah desséché, un matelot du XVIIe siècle naviguant entre les îles du Pacifique et la Corée, un centurion viking dans la Palestine de Ponce Pilate, un naufragé échoué sur un îlot désolé. Chaque épisode montre le talent de Jack London pour le récit d’aventures, et l’ensemble donne à la fois variété et cohérence au roman. En effet, tous ces personnages font preuve d’une force de vie exceptionnelle, soit par leur témérité et leur esprit d’entreprise, soit par leur aptitude à survivre et à supporter les privations. Standing juge que sa propre capacité à endurer les mauvais traitements est née de ses vies antérieures. Des échos résonnent entre ce que subissent les personnages du passé et ce que le prisonnier doit supporter.

Jack London met à profit ses propres expériences : il a lui-même navigué dans les « mers du Sud » et a été correspondant en Corée pendant la guerre russo-japonaise. Mais, en transformant Ragnar Lodbrog – personnage de saga scandinave inspiré de figures historiques du IXe siècle – en contemporain du Christ, en le soumettant à une série de captures par des peuples anachroniques, il fait aussi de son livre un manifeste de l’imagination et de la liberté du romancier, affirmant une esthétique du disparate, du manteau d’arlequin de la fiction où se mêlent engagement social, éléments du réel, Histoire, métaphysique personnelle, aventures, science-fiction et fantastique. Le vagabond des étoiles finit par baigner dans une atmosphère onirique, ce qui est bien loin de lui faire perdre sa force de dénonciation. Les deux coexistent en une sorte d’engagement poétique convaincant.

Le vagabond des étoiles, de Jack London : aventures dans un cachot

Adaptation graphique du roman de Jack London en deux volumes, par Riff Reb’s © Éditions Soleil – Collection Noctambule

De plus, London met ses opinions dans son livre : son opposition au fanatisme religieux, à travers le portrait des mormons de l’Utah, les machinations du pape ou l’anachorète espérant l’apocalypse, mais aussi un certain agnosticisme, le magnétisme de Jésus touchant même le mécréant Ragnar. Mais Le vagabond des étoiles se révèle également crépusculaire par une certaine vision du monde, que la Première Guerre mondiale va mettre à mal : celle d’une civilisation occidentale triomphante, sûre de sa supériorité : « Si les Blancs ont parcouru le vaste monde partout en maîtres, c’est […] en raison de leur désinvolture », juge Adam Strang, colosse blond qui, comme Ragnar Lodbrok, fascine et subjugue les indigènes. Face à lui, les Coréens font de « piètres adversaires » : « Ils tombaient comme des quilles, s’effondrant les uns sur les autres en amas informes ». Ponce Pilate, lui, loue les « Romains qui se comportaient avec droiture et franchise en toutes choses. Les agissements des autochtones [juifs], en revanche, étaient tortueux, tout en esquive ». Les femmes ne sont pas mieux traitées : « Nos yeux aspirent à contempler les étoiles. Les yeux de la femme ne voient pas plus loin que l’horizon, pas plus loin que le corps vigoureux de son amant blotti contre le sien, pas plus loin que l’enfant charmant qu’elle tient dans ses bras ». D’ailleurs, Darrell Standing ne se souvient que de vies liées à la civilisation européenne. Et mâles.

Toutefois, London représente les Européens en Asie comme des pillards, et fait dire à Adam Strang, à propos d’un Coréen devenu son ami : « Kim était jeune. Kim était humain. Kim était universel. Il se conduisait en homme en tout lieu et aurait été admirable dans n’importe quel pays ». Ce qui ressort de l’ensemble du roman, c’est l’expression d’une fraternité fervente et la dénonciation de l’injustice en général – avant tout celle que les Américains pratiquent dans leurs propres prisons, et la barbarie de la peine de mort. Paradoxalement, puisqu’il s’écrit au seuil de la mort, tous les éléments qu’il rassemble font du Vagabond des étoiles un roman aussi intense et plein de vie que son auteur. Sa lecture aide à comprendre les contradictions et les multiples facettes de Jack London, mais il constitue en outre une œuvre remarquable et moderne par son choix résolu de la diversité, du mélange, de la bâtardise romanesque. Transcendant les genres pour en inventer un nouveau : le roman d’aventures social et métaphysique. On prend autant de plaisir à lire le combat de Darrell Standing contre la cruauté carcérale que les aventures d’Adam Strang et de Ragnar Lodbrok, de Jesse Fancher le jeune pionnier ou de Daniel Foss le Robinson extrême.

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