D’amour et de mort

Grand traducteur des écrivains sud-américains de langue espagnole, dont Vargas Llosa et Manuel Puig, Albert Bensoussan l’est incontestablement. Son œuvre personnelle n’en est pas moins foisonnante et variée, avec des essais, des biographies et surtout des récits qu’il a publiés au fil du temps et qui sont souvent des voyages dans la mémoire où sa jeunesse en Algérie revient en écho comme un refrain nostalgique.


Albert Bensoussan, La tendre indifférence. Le Réalgar, 95 p., 12 €


Son dernier livre, La tendre indifférence, s’inscrit dans ce mouvement tourbillonnant où les souvenirs se croisent et s’entremêlent sans se soucier de la chronologie, mais répondant à l’émotion de l’auteur à l’instant où ils lui viennent. Le livre se présente comme un récit, et c’est un récit. Mais l’élément personnel y est tellement présent que c’est aussi à une sorte d’autobiographie, à peine romancée, avec pourtant sa part fantasmée, qu’Albert Bensoussan nous convie. N’écrit-il pas : « Le romancier invente, puise à son imaginaire plutôt qu’à sa mémoire. Moi je suis romanichel et mémorieux, hébreu de souche, à vocation nomade, obsédé d’images vraies et de réelles paroles, rabâchant d’anciens aveux ou d’ardents désirs, soufflant les flammes de ma vie alors qu’elle touche à son terme. »

Le récit commence par la belle évocation de la fresque de Michel-Ange peinte au plafond de la chapelle Sixtine, et tout particulièrement la partie concernant « la création d’Adam » : par leur index, le doigt qui désigne, la main divine et la main de l’homme sont sur le point de se toucher, sans pourtant y parvenir, et ainsi la divinité, par cette infime séparation, est-elle renvoyée à la transcendance et l’homme à sa propre condition, soumis aux vicissitudes de l’existence, l’amour et la mort. Ce n’est pas sans intention qu’Albert Bensoussan nous propose cette image. Il rappelle de cette manière l’influence, dans un contexte chrétien, des concepts platoniciens sur une partie des fresques du grand peintre et sculpteur, et tout particulièrement du Banquet qui, comme on le sait, s’interroge sur la nature et les multiples aspects de l’amour. Et c’est évidemment d’amour qu’il sera question dans La tendre indifférence qui est par ailleurs une allusion claire à L’étranger d’Albert Camus, cité ici comme « témoin ou puissance tutélaire ».

La tendre indifférence, d'Albert Bensoussan : d'amour et de mort

Albert Bensoussan © D.R.

D’amour et de mort (de morts). Ces deux mots sont les clefs du récit d’Albert Bensoussan. C’est en effet à ses morts qu’il s’adresse, les femmes qu’il a aimées et ce Dionys, l’ami avec lequel il entretient une complicité troublante dont on ne sait tout à fait si elle est amicale ou amoureuse. Envisagée sous cet angle, la visite qu’il fit de la chapelle Sixtine avec Dionys, telle du moins qu’il la raconte, le regard levé vers « la création d’Adam », devient une allégorie de sa propre vie : « Pas un soir qu’il [Dionys] ne me tendît un doigt en invoquant Michel-Ange et la chapelle Sixtine – que l’on admirerait cou tordu. Adam, beau comme un dieu, lançant sa main nonchalamment à l’Être Suprême, qui lui faisait la charité d’un index protecteur. Dans la complicité de nos lits jumeaux, qui était Dieu ? Qui le premier homme ? Brulé de fièvre qu’il camouflait sous son asthme – héritage de sa mère –, il était dévoré d’un secret désir qu’il n’avoua jamais et que je ne perçus que sur le tard, quand, dans la solitude de son affectation provençale, il se mit à fréquenter les garçons… »

Tout le récit, avec une tonalité de confidence, d’intimité, est comme une lettre ouverte à Dionys, l’ami disparu, si souvent présent dans la rencontre avec les femmes que l’auteur a aimées. Apprenant le décès de l’une d’elles, Amarie, le narrateur décide quelque temps après de se rendre au cimetière Saint-Pierre de Marseille pour saluer ses morts, dont Dionys. Le voici devant sa tombe, s’asseyant sur le « marbre rugueux, débrouillant le braille de la pierre, cherchant des signes ». La mémoire ouvre ses portes. C’est comme si les morts renaissaient. En même temps que Dionys, voici Amarie, amour de jeunesse, ardent et contrarié, qu’il ne retrouvera que sur le tard. Et maintenant Mariska, la mère de Dionys, avec laquelle le narrateur aura, une nuit, une relation brève et tumultueuse, véritable initiation érotique. Et puis Gemma, la première épouse, belle et mystérieuse, qui finira par agoniser dans ses bras. Ces évocations opèrent comme une catharsis. Le narrateur pourra enfin rentrer chez lui, le cœur lavé, retrouvant les bras de sa seconde et ultime épouse, Leah, la seule que Dionys n’ait pas connue.

Albert Bensoussan est un conteur. Son livre est d’une infinie tendresse, et il nous entraîne souvent vers la jeunesse, tant avoir vingt ans, pour lui, est bel et bien le plus bel âge de la vie, quoi qu’en pense le grand Paul Nizan. Donnons un court aperçu de son style : « Là-bas, parmi les cubes immaculés de la ville en étages, quand je t’ai connue et aimée, femelle future et refusée. Tu le savais bien que je t’aimais, enfant qui n’a jamais grandi malgré tous les cahots d’une vie amoureuse. Dans ta prime vieillesse, alors que je t’avais retrouvée, au terme du long parcours conjugal avec Gemma, ma légitime, je te contemplais et soulevais les voiles de tes rides, les plis de ta chair : niant tout droit de cité au présent, à tout jamais mon regard, qui plonge dans la nuit des ans, te fige dans ta jeunesse solaire… »

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