Hypermondes (16)
La science-fiction invente des possibles à la lumière des passés, des passés à la lumière des possibles. La guerre est un de ces sujets qu’on n’a jamais fini de tourner et retourner dans tous les sens pour tenter de les comprendre. De La guerre des mondes de H. G. Wells à Starship Troopers de Robert Heinlein ou Limbo de Bernard Wolfe, la SF classique en a fait un de ses thèmes de prédilection, au moins jusqu’à la fin de la guerre froide. Trois livres de 2021 s’intéressent plutôt à ce qui fait l’essence du conflit, y compris civil. Efim Zozoulia, Alexander Dickow et Ada Palmer montrent comment il advient en une science-fiction sans science, politique et philosophique.
Efim Zozoulia, La chute de la ville principale. Trad. du russe par Emma Lavigne. Le Temps des cerises, 122 p., 15 €
Alexander Dickow, Le premier souper. La Volte, 272 p., 18 €
Ada Palmer, La volonté de se battre. Terra Ignota, 3. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Michelle Charrier. Le Bélial’, 544 p., 24,90 €
Perdu dans les abîmes de l’histoire littéraire, mort sur le front de Moscou en 1941, Efim Zozoulia mérite d’être redécouvert. Des cinq nouvelles fantastiques de La chute de la ville principale, une seule avait déjà paru en français. Comme le dit sa traductrice, Emma Lavigne, dans la préface, ces textes de 1918 et 1919 « témoignent de la vitalité de la littérature russe dans les premières années qui suivirent 1917 ». En effet, la manière incisive dont Efim Zozoulia fait la satire de la Russie bolchevique naissante surprend aujourd’hui.
Une fois leur armée vaincue par un ennemi à la technologie supérieure, et contraints de subir un martèlement publicitaire inscrit dans le ciel, des habitants de la ville principale se révoltent et reprennent le combat : « Ces fous connurent un sort cruel ; ils furent désarmés, séparés, lavés de force, habillés de vêtements neufs et forcés d’écouter de la musique en consommant des mets fastueux en compagnie de femmes splendides ». Dans la nouvelle éponyme, Zozoulia moque un ascétisme et une emphase qu’on peut trouver aussi russes que révolutionnaires. Et ça finit mal, à cause de ce qui semble dépasser un pays et une époque particulière : « Les voies de l’oppression sont complexes et variées, la fantaisie humaine n’a pas de limite en ce domaine ; celle de la liberté est simple, mais amère. La Ville du Haut n’était plus ».
Dans « L’atelier de l’amour de l’humanité » ou « Le conte d’Aak et l’humanité », les tentatives pour faire progresser cette dernière sont décrites dans un style vif, abrupt, qui les rend dogmatiques et raides, mécaniques et forcées : elles ne débouchent alors que sur l’absurde et la violence. Opprimées au nom de l’idéal, les foules éclatent en scènes de panique et de sauvagerie hystériques. Dans la seconde nouvelle, assez glaçante, Aak est un dirigeant omnipotent si sage que lui seul comprend ses propres pensées. Dans ce texte, écrit Emma Lavigne, l’auteur « semble prédire les purges des années 1930 ». En effet, Ak y lance une vérification générale du droit de vivre, destinée à éliminer les inutiles. « Le mobilier humain » est une allégorie comique des rapports d’exploitation, tandis que « Le gramophone des siècles » rappelle toutes les souffrances humaines, non sans un sense of wonder précoce – Zozoulia l’écrit en 1919 – avec l’invention du savant Kouks, qui écoute les bruits du passé.
Ces cinq nouvelles, menées tambour battant, sans un mot de trop, à coup de dialogues, d’images fortes et avec le même sens du burlesque dont témoignait le cinéma de l’époque, sont des paraboles. On y sent l’urgence des débuts de l’URSS, de la révolution en guerre, mais on y trouve déjà une critique de la pensée bureaucratique, écrasant les vies individuelles sous des rapports, des commissions et des employés noircissant du papier de leurs « mains d’automates aveugles ». On pense à Nous autres, qu’Evgueni Zamiatine commençait à concevoir à cette époque, mais surtout aux nouvelles de cet auteur, qui portent sur l’humanité le même regard mi-navré mi-chaleureux. La vision ambivalente de Zozoulia s’exprime cependant dans une écriture enjouée, dynamique, pleine de ressort, dont l’humour est l’horizon radieux. On pouvait encore éprouver un certain optimisme en 1919.
Le premier souper d’Alexander Dickow, premier roman formidablement écrit, rappelle, lui, les fantaisies sérieuses de Rabelais ou de Swift. Mais il s’inscrit résolument dans la science-fiction par la singularité des êtres qu’il imagine. Et, comme d’autres titres des éditions La Volte, il se distingue par sa réflexion sur le pouvoir et la forme de la littérature. Le premier souper est en effet aussi le titre d’un livre dans le livre, écrit par le sage Ronce Albène, dont on lit quelques extraits. Le thème de la nourriture, souvent féroce, unifie les trois parties du roman. La première se déroule dans un monde post-apocalyptique où, pour faire face à la pénurie, un peuple de mineurs a été modifié pour pouvoir se nourrir de roche, « fade ration de silices », ou des « sulfures les plus savoureux, les covellites, les concentrations de lanthanides ». Il y a une poésie de la pierre, comme de beaucoup d’autres choses, dans Le premier souper ; un usage du langage déplaçant les notions connues pour construire d’autres réalités. Si l’intrigue de cette première partie est assez traditionnelle, le monde et les personnages ne le sont pas : nourriture fondant les rapports de classe, oracle pétrifié, pasionaria des mines et son alter ego de « l’ouvert », mineur noueux rendu boulimique par la perte de sa fille.
L’imagination d’Alexander Dickow éclate encore davantage dans la seconde histoire, renouvelant un autre thème classique de la SF : le conflit qui suit le premier contact de l’humanité avec une autre espèce. À la frontière des mondes, les hommes découvrent des êtres éthérés. Problème : ces derniers se nourrissent de chair animale ou humaine, qu’ils utilisent aussi pour s’incarner en « autant de corpuscules chassieux et de purulences tissés ensemble, de loques sanglantes de toutes les formes », ce qui les transforme en amas de « viscères exposés en plein jour ».
Les deux espèces essaient de s’évaluer et de se connaître. Tandis que l’ambassadeur des aliens immatériels cherche à percer les secrets de la Matière en expérimentant les sensations, le savant Jancrisse et le général Lamanck étudient ces « âmes » avec lesquelles la guerre s’est déclarée, parce que l’humanité leur a appris le mensonge. Un extrait du Premier souper de Ronce Albène présente sous un autre angle la division tragique des corps et des âmes : les premiers « avaient obstinément rejeté et exclu les choses de l’esprit » tandis que les secondes méprisent « ces rustres brutaux ». La guerre naît de l’impossibilité de considérer l’autre comme son égal.
La troisième partie raconte la lutte de la tradition et de la modernité. Les Aurèdes les plus conservateurs sont exclusivement autophages (leur corps se régénère), tandis qu’une autre partie de la population se livre aux plaisirs du cannibalisme. De cette opposition naît une guerre civile, qu’Alexander Dickow accompagne de réflexions sur la limite entre l’autre et soi : « Notre corps ne nous appartient pas. […] L’esprit non plus ne nous offre rien qui nous soit propre », conclut Dorinthe, le secrétaire de Ronce Albène. La peau n’est pas une frontière, mais « une charnière […] nous n’avons pas de bords ».
Le premier souper évoque Rabelais, par son mélange de fantaisie et de philosophie, par la thématique de la nourriture, par son humanisme, mais aussi par son comique – une fourchette est un « artefact allophagique », et le féroce cannibale Dèze meurt empoisonné par un courageux autophage enrobé de ciguë. Le roman d’Alexander Dickow enthousiasme par sa capacité à incarner des idées dans des êtres et des univers inattendus autant que par son invention et la finesse de son écriture.
Ada Palmer partage ces qualités, frappantes dans sa fresque épique et philosophique Terra Ignota, dont La volonté de se battre est le « livre troisième ». Les premiers tomes, Trop semblable à l’éclair et Sept redditions, montraient comment la société de 2454, utopie pragmatique, se fissurait, déstabilisée par la double influence de personnages divins et des sombres secrets maintenant sa stabilité de façade. Livre charnière, La volonté de se battre raconte la marche à la guerre en dépit des efforts des principaux protagonistes. Ada Palmer continue de préciser les aspects de sa société future, ses lois ou l’importance des jeux Olympiques, enveloppant cet avenir d’un passé qui l’informe et le définit malgré l’évolution apparente. De même que Trop semblable à l’éclair et Sept redditions se trouvaient placés sous les patronages de Voltaire et de Sade, la pensée de Hobbes domine La volonté de se battre, en accord avec l’espèce de régression que connaît la société des ruches. Malgré la réfutation de John Locke, le Léviathan « menace encore de temps à autre, quand quelque acte épouvantable de l’humanité nous rappelle à quel point la guerre froide et mauvaise de tous contre tous que nous devons à Hobbes correspond à notre état. À notre être ».
Rempli de questionnements philosophiques et juridiques sur la guerre, La volonté de se battre est aussi un récit épique et dramatique où les discussions au Sénat s’élèvent par moments à la hauteur de la tragédie. On se retrouve plongé dans le double moment d’étirement et de concentration du temps qui précède l’inéluctable. À peine commence-t-on à trouver qu’un chapitre s’étire un peu qu’un coup de théâtre, une superbe ellipse, vient donner un coup d’accélérateur à l’intrigue. Si l’éblouissante mécanique narrative d’Ada Palmer se dérègle un peu à la fin du livre, c’est qu’on avance de plus en plus vers le conflit inévitable, et qu’on en voit les premiers actes, ce qui fait vaciller l’équilibre mental de Mycroft Canner, le narrateur, qui perd tellement le contrôle de son histoire qu’il doit se faire aider d’un épigone.
Le retour à un état enfoui de la nature humaine se matérialise dans la figure d’Achille, le héros de l’Iliade, ramené au XXVe siècle par un enfant-dieu désespéré de ce qu’il a vu de l’humanité. Le fils de Pélée paraît traverser le roman sans trop y trouver sa place, sans doute parce que La volonté de se battre est le livre de l’attente et de l’angoisse. Si Terra Ignota est une tragédie, nous en sommes à l’acte III. Elle se dénouera dans les deux derniers volumes, prévus en 2022. Le titre du prochain, Peut-être les étoiles, annonce ce que l’humanité risque de perdre avec la guerre : l’avenir, le progrès, ce qui correspond dans Terra Ignota à la conquête de l’espace.
La volonté de se battre est sans doute moins diaboliquement maîtrisé que Trop semblable à l’éclair et Sept redditions. Pour autant, ce nouveau roman d’Ada Palmer est toujours porté par un souffle, une science de la narration, une faculté de mêler érudition, invention, réflexion et intérêt dramatique, une écriture, qui n’ont pas beaucoup d’équivalents dans la SF. « Ici commence la guerre proprement dite », annonce la disciple de Mycroft en présentant Peut-être les étoiles. Qu’on ait hâte de lire cette chronique guerrière confirme-t-il la vision hobbesienne de l’humanité ? Ou plutôt l’élan vers l’avenir exprimé par un titre aussi beau que la ruche utopiste voulant conquérir les étoiles conçue par Ada Palmer ? Sans doute les deux, répond La volonté de se battre.