Ryoko Sekiguchi est née au Japon et vit en France depuis 1997. Elle écrit aujourd’hui en français, après avoir composé une œuvre poétique en japonais. Petite-fille d’éditeur et fille de cuisinière, elle s’est toujours intéressée dans sa vie comme dans son œuvre à toutes les nourritures que les sociétés humaines inventent et aux mots qui les entourent. Elle en a fait le sujet d’essais subtils : L’astringent, Fade, Manger fantôme, Nagori, la nostalgie de la saison qui s’en va… Aujourd’hui, elle continue sa réflexion dans 961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui les accompagnent).
Ryoko Sekiguchi, 961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui les accompagnent). P.O.L, 255 p., 19 €
Sekiguchi, invitée dans le cadre d’une résidence d’écriture à Beyrouth par le président de la Maison internationale des écrivains qui avait aimé son Ce n’est pas un hasard, chronique de la catastrophe de Fukushima, est arrivée dans la ville en avril 2018, avec le projet d’en faire le portrait à travers sa cuisine. Quelque temps après son retour à Paris, tandis qu’elle rédigeait le livre, d’immenses manifestations ont secoué le Liban, puis en 2020 l’explosion du port a achevé de réduire le pays au désespoir. Le sentiment d’avoir visité Beyrouth avant une catastrophe (et après celle de la guerre civile) l’a alors émue et il donne par moments au livre un accent de tristesse interrogative. Comment écrire, se demande-t-elle, sur ce qui peut sembler aussi secondaire que la cuisine, alors que se sont déroulées et se déroulent de grandes tragédies nationales ?
Tout simplement parce que parler de ce que nous mangeons, c’est découvrir ce que nous sommes et comment nous pensons. Ses amis libanais lui ont d’ailleurs fait savoir qu’ils étaient heureux qu’ayant vu leur capitale « avant », elle puisse témoigner de ce qu’elle était. Elle-même se résout à penser que 961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui les accompagnent) est « un livre de la veille », tandis que Ce n’est pas un hasard, qui portait sur la dévastation de Fukushima, est un livre de « l’après », un de ceux « qu’on aurait aimé ne pas devoir écrire », et qu’un pays détruit ne saurait l’être jamais tout à fait. Ses interrogations et perplexités forment un délicat pointillé, à l’image de son écriture, pointue et imprévisible comme la démarche d’un joli échassier.
961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui les accompagnent) se compose de 321 fragments portant chacun un titre, mais ne présente pas les 321 plats promis ; il propose avant tout « une archive des cinq sens » du monde beyrouthin, et une déambulation mentale et physique avec l’auteure : moments de vie, repas, discussions, comparaisons entre mondes oriental et occidental, souvenirs personnels et littéraires, considérations urbanistiques… à côté d’esquisses des goûts, des textures, des savoir-faire culinaires locaux.
Un plat en particulier charme Sekiguchi tant il lui semble représentatif non seulement du Liban mais de toute la région, tant il semble figurer à toutes les tables, pauvres ou riches : le kebbeh. Elle voit aussi en lui une métaphore des sociétés humaines car, comme elles, il se métamorphose sans cesse. Le kebbeh est une pâte farcie d’un mélange de viande et de boulghour, cuite après avoir été façonnée en boulette, qui est donc susceptible de se décliner à l’infini : la pâte peut être différente (avec de la pomme de terre par exemple, ou du poisson), la farce peut être végétarienne, la boulette peut être cuite au four, grillée, ou même rester crue, etc. Le kebbeh connaît tant de variantes, dit Sekiguchi, qu’on peut s’interroger sur son identité car « tous les plats de la terre peuvent être dits kebbeh ». Le geste qui les crée, toujours le même, l’émeut singulièrement : la main s’insère dans la pâte et « façonne un creux qui sera l’abri de la farce » ou bien un creux qui restera tel quel et ne sera rempli par rien ; le kebbeh sera alors servi « vide comme une énigme, sans plus d’explications ».
Mais si Sekiguchi laisse entiers les mystères vaguement érotiques présidant au façonnage du kebbeh, elle cherche aussi à en découvrir d’autres, culinaires ou non. Elle interroge les gens autour d’elle, recueillant avis et témoignages sur les pratiques sociales, l’histoire de la ville, la guerre civile, la préservation et le changement des identités, la place des immigrés… Les réponses qu’elle obtient sont diverses, parfois contradictoires, marquées par l’âge et la condition de son interlocuteur, ou son appartenance confessionnelle. Sekiguchi pose simplement sur la page quelques-uns des propos récoltés, quasi intacts, non commentés, à peine effleurés par sa surprise ou son incrédulité, car elle se soucie peu, dit-elle, de la véracité de ce qui lui est confié, et aime avant tout susciter l’imagination et l’invention des autres. « Si tout le monde décide de fabuler avec moi », suggère-t-elle, « j’aurai un portrait de la ville qui n’existe nulle part ailleurs, comme Marco Polo : à son retour de voyage, personne n’a cru à son histoire fabuleuse ».
961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui les accompagnent) possède en effet un aspect fabuleux, au sens où s’y rencontrent un petit foisonnement fragmenté de récits, un savoir qui ayant pris la saveur pour instrument (mais savoir et saveur ont la même racine) fait délicatement le modeste, et une sensibilité personnelle aigüe, un peu déroutante. Derrière l’évocation des ingrédients et des mets, de ceux qui les préparent, les dégustent et en parlent, ce livre élabore une représentation de l’histoire humaine avec ses changements, effacements, résurgences et transmissions. En 961 heures et 321 plats, quelle intelligence charnelle ! Que de voluptés cérébrales !