Retour à Mullâ Sadrâ

Dans Le philosophe et son guide, Christian Jambet nous livre un véritable traité de métaphysique. L’islamologue – qui a accordé un entretien à EaN en 2016 – y fait retour à Mullâ Sadrâ, un géant de la pensée chiite (mort en 1636) à qui il a déjà consacré plusieurs ouvrages importants, parmi lesquels Le gouvernement divin.


Christian Jambet, Le philosophe et son guide. Mullâ Sadrâ et la religion philosophique. Gallimard, 400 p., 22 €


Pour qui ignore les travaux de Christian Jambet, ce livre-ci peut sembler étrange, ou plutôt étranger à plus d’un titre. D’abord, l’hétérogénéité radicale entre philosophie et religion que pose la modernité est absente chez ce mystique qui est aussi un dialecticien (au sens platonicien du terme) hors pair. Il s’agit en effet d’une religion philosophique – d’un « cercle-carré » dirait Heidegger – qui est inspirée des néoplatoniciens et des soufis, en particulier du maître andalou Ibn Arabi. Loin de se satisfaire d’une dimension seulement théorique, cette pensée se donne l’exigence d’une intimation qui métamorphose celui qui l’expérimente. Autant dire qu’on est conduit à des années-lumière du matérialisme et de l’insignifiance extravertie dans lesquels nous nous trouvons immergés.

Le philosophe et son guide, de Christian Jambet : retour à Mullâ Sadrâ

Christian Jambet © Francesca Mantovani/Gallimard

La philosophie renoue avec sa vocation première en se donnant les mots et le sens de l’islam. Elle redevient une connaissance de soi émancipatrice, un « mode d’être » qui mène à la fois à la sagesse et au salut, et approche la divinisation de l’humain. L’écart n’est donc pas moins grand avec l’orthodoxie religieuse, a fortiori avec la régression des islamistes, quels que soient leurs noms. L’angélisme et la subtilité de la pensée de Mullâ Sadrâ laissent vertigineusement entrevoir la déchéance actuelle. C’est un palais de cristal dans un monde en ruine, le songe aussi translucide et effilé qu’un troisième genre de connaissance spinoziste érigé au cœur du désert. On redécouvre donc des termes tels qu’imam, jihad ou intellect, aujourd’hui cerclés de noir, salis, brutalisés.

Il faut entrer dans ce texte comme dans une danse lente et répétitive qui reprend inlassablement ses figures et leurs ombres kaléidoscopiques dans un mouvement tournant, en se rapprochant chaque fois plus du centre :  de l’Un, du divin, vers lesquels il est dit que toutes les âmes tendent par nature. La métaphysique de Mullâ Sadrâ se déploie comme une série d’emboitements ontologiques hiérarchisés, qui trouvent leur origine et leur fin dans un Principe simple et pur. L’instance axiale qui relie ces niveaux de l’Être est l’intellect : l’essence de l’âme par laquelle l’homme est à l’image de Dieu. C’est à travers cet organe spirituel que l’homme appréhende le Vrai et le Réel, autrement dit ce Principe divin et le monde intelligible qui en émane. Classiquement, l’âme s’élève en se détachant du sensible, qui est le lieu de l’illusion, de l’ignorance ou de la mort. Être et connaître sont en effet une seule et même chose. Et plus l’âme « intellige » son objet en s’unissant à lui, plus elle s’éprouve elle-même intensément et ressent amour et joie. Cette pleine conscience d’exister constitue la foi véritable. Au terme de ce voyage initiatique, l’âme rejoint l’ange et contemple Dieu et l’univers des essences éternelles.

Cette connaissance est ce qui authentifie et légitime l’imam, c’est-à-dire très précisément le guide. Pour le qualifier, Jambet décline d’autres termes : l’imam est l’ami de Dieu, le sage, le modèle exemplaire, le « savant seigneurial » qui détient la certitude : ayant hérité du savoir des Prophètes, il illumine le philosophe. Toute la difficulté de ce texte est que les notions ne cessent de s’échanger pour exprimer sous différentes perspectives une seule et même chose, l’Unité de l’Être. Elles scandent la perfection que réfléchit l’imam et qu’il diffuse dans la cité.

Le philosophe et son guide, de Christian Jambet : retour à Mullâ Sadrâ

Ce maître spirituel a ceci de particulier qu’il est directement instruit par Dieu, à l’image du Prophète lui-même. Il initie donc à la vraie vie, la vie future qu’il expérimente déjà en ce bas monde. En tant qu’il est (historiquement et théologiquement) le légataire de la Révélation prophétique, il lui appartient de délivrer le sens caché des Écritures. Mais il n’en dévoile pas les arcanes et les symboles sans user des pouvoirs de la raison. Et son disciple n’est autre que le philosophe – lequel va s’inspirer de cette « science », en lui adjoignant des exercices spirituels. La mystique de l’Intellect que ces « savants » ont en partage n’est pas un sentiment océanique qui se perd dans l’ineffable. Elle reste indissociable d’un savoir ésotérique qui enveloppe une cosmogonie, une théodicée, une théorie de la volonté divine, une éthique mettant l’accent sur la liberté – toutes choses que Jambet explicite, et que, au risque de la redite, il resitue au regard de l’enjeu métaphysique d’un chapitre à l’autre.

« La guidance de l’imam est pleine et entière », et le mal n’est autre que l’ignorance. Cette gnose est donc posée comme une nécessité qui doit être poursuivie du berceau à la tombe. L’ascension est rude ; il s’agit pour le disciple d’inverser son regard et de pénétrer graduellement cet interior intimo meo que recherchent tous les mystiques. Pour y parvenir, l’âme, qui originellement a ses racines dans le ciel, doit s’arracher à ce monde, et, tâche plus exigeante encore, parvenir à l’effacement de soi. L’éthique de Mullâ Sadrâ réitère avec sévérité les morales des philosophes arabes. Tel est le sens du jihad, celui d’une lutte contre soi-même qui conditionne l’élévation de l’âme – une âme pérégrine qui aspire à quitter tout ce qui voile la lumière de l’Être. Cette ascèse ne se borne pas à combattre les passions, elle vise fondamentalement l’extinction de l’ego. Le philosophe devient alors comme l’imam un homme libre, surexistant, infaillible, impassible, qui vit en retrait de la société et ne craint pas la mort. Jambet a de belles pages sur ce prince sans couronne qui fait preuve d’une humilité totale et ressent une gratitude absolue devant le pur et simple fait d’exister.

Inutile d’ajouter qu’un tel accomplissement est aussi difficile que rare. Cette religion philosophique destinée aux happy few (comme toutes les grandes spiritualités) ne saurait être assimilée à l’islam moraliste et juridiste des idolâtres de la charia. Elle excède tout dogme et toute religiosité exotérique (prière, jeûne, etc.) dont les vertus sont essentiellement purificatrices. Mullâ Sadrâ « angélise » l’humain. Les mollahs peuvent bien se réclamer de lui, il y a homonymie entre son imam et les guides de la République islamique d’Iran.

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