En enquêtant sur sa famille, le journaliste allemand Maxim Leo, avec Là où nous sommes chez nous, plonge dans l’histoire du XXe siècle qui, après avoir contraint ses ancêtres à l’exil, a fini par les enraciner dans leurs différentes terres d’adoption : l’Angleterre, l’Autriche, et pour certains l’État d’Israël qu’ils ont contribué à bâtir, après avoir redécouvert une identité juive que leurs passeports allemands leur avaient fait oublier. Jusqu’au moment où les nazis sont venus brutalement la leur rappeler.
Maxim Leo, Là où nous sommes chez nous. L’histoire de ma famille éparpillée. Trad. de l’allemand par Olivier Mannoni. Actes Sud, 368 p., 22,80 €
Le hasard d’un mariage célébré à Berlin réunit des parents qui ne se connaissent guère. Né à Berlin-Est parce que son grand-père Gerhard avait choisi l’Allemagne « socialiste » après avoir participé à la Résistance française, Maxim Leo se découvre alors une vaste famille : son désir d’en savoir davantage aboutit à ce récit qui ne se limite pas à une simple addition de témoignages vécus, mais emprunte aussi les traits d’un roman picaresque où alternent les temps, les lieux et les personnages, tandis que certaines situations cocasses ou burlesques prêtent à sourire au milieu du tragique et restituent au plus juste l’épaisseur de la vie. Et un arbre généalogique opportunément placé au début du livre permet au lecteur de ne pas se perdre dans ces pages où se croisent tant de destins.
L’enquête de Maxim Leo s’étend sur trois, voire quatre générations : celles qui ont connu la sérénité bourgeoise et les salons d’avant-guerre avant d’être jetées sur les chemins de l’exil, et celle des enfants nés après 1945 dans les nouvelles patries qui ont accueilli leurs parents. Les souvenirs collectés et mis en forme par l’auteur (né en 1970) offrent de nombreuses pages hautes en couleur consacrées à ceux qui se sont réfugiés en France en 1933, jusqu’au moment où leur nationalité allemande les transforma en ennemis, puis les chassa en tant que Juifs vers de nouvelles terres d’asile – en passant parfois par l’enfer de Gurs ou du camp des Milles.
On découvre de fortes personnalités, des caractères trempés par l’expérience du malheur et du danger, telle Hilde qui habite pour un temps avec le médecin neurologue (et communiste) Fritz Fränkel à Paris dans un immeuble de la rue Dombasle où logent aussi Arthur Koestler et Walter Benjamin, et où se retrouvent nombre de gloires d’outre-Rhin réduites à vivre dans des conditions misérables : elles apparaissent alors sans fard, avec leurs faiblesses humaines, loin des statues que la postérité leur a érigées. Des rencontres s’organisent, on débat avec Hannah Arendt, Gisèle Freund, Klaus Mann et beaucoup d’autres. Tous reprennent brièvement espoir avec la victoire du Front populaire et misent sur la défaite du fascisme en Espagne, tandis que, rue Meslay, une librairie franco-allemande fondée par le patriarche de la famille (l’avocat Wilhelm Leo, qui eut en 1932 la mauvaise idée de plaider contre Goebbels) devient le point de rencontre de toute l’intelligence chassée d’un pays qui l’avait pourtant nourrie.
Malgré tout, les plus jeunes tentent de s’amuser et de profiter de leurs vingt ans, comme les deux sœurs Ilse et Edith qui jouent les femmes riches à Paris et testent leur pouvoir sur les hommes : un de ces passages savoureux où la plaisanterie reprend ses droits, alors que le pire n’est pas encore certain. Des couples se font, se défont, on s’entraide, on partage les malheurs du temps, et on s’accroche à la vie.
La déclaration de guerre puis l’occupation de la France imposent de nouveaux exils. Maxim Leo, attentif aux femmes de son arbre généalogique, retrace notamment le parcours de trois d’entre elles : Ilse, d’abord, celle qui s’amusait à Paris avec sa sœur Edith, fait la connaissance à Gurs d’un médecin autrichien détenu comme elle qui devient son mari. Ils s’installent après la guerre en Autriche, et leur fille Susi, tombée amoureuse d’un petit village de Bourgogne, fait des années plus tard de ce morceau de terre française sa patrie d’élection. Hilde, ensuite, la cousine d’Ilse, a connu jadis Max Reinhardt et caressé l’espoir de devenir comédienne. Mais, après son mariage raté avec Fritz Fränkel, elle entame avec son fils André un long périple qui la conduit jusqu’en Angleterre, où elle fait fortune dans l’immobilier en prenant le risque d’acheter des maisons dont les bombardements font chuter les prix. Quand cette anticonformiste notoire prend la parole, c’est pour dire que seul lui importait l’avenir d’André, lui-même devenu depuis professeur à Oxford et père d’une famille aussi bardée de diplômes que lui. La troisième femme est Irmgard, qui, après un passage par Lyon, décide de partir pour la Palestine avec son mari, Hans, qu’elle connaît depuis leurs années d’études à Berlin. Tous deux prennent alors des noms hébreux, s’installent dans un kibboutz où ils mettent au monde plusieurs enfants malgré les conditions difficiles et périlleuses, et s’engagent sans compter pour la création de l’État juif.
Intégration réussie pour toutes, finalement ? Peut-être, le lecteur en jugera, mais la surprise vient des descendants, de ceux qui sont nés après la catastrophe et ne savent pas grand-chose d’une épopée familiale qu’on ne leur a pas racontée – comme c’est la règle chez la plupart des rescapés qui ont refait leur vie. Curieusement, aucun de ces jeunes gens ne se trouve perdu dans le pays de ses ancêtres, malgré la langue qu’il ne connaît pas. C’est comme si le passé familial s’était transmis en dépit de tout, comme si une parenthèse se refermait. L’exemple le plus frappant est celui du cousin Amnon, ancien pilote de l’armée israélienne qui se sent bien plus à son aise à Berlin que dans un État dont la politique le déçoit. Ironie de l’Histoire ou pas, les enfants de ceux qui se sont réfugiés jadis dans des pays plus accueillants peuvent marcher sans crainte dans les pas de leurs aïeux. La roue a tourné.
L’auteur en conclut que l’individu est le maillon d’une chaîne qui lui échappe, que ses parents, outre leurs gènes, lui transmettent une part indéfinissable de l’air qu’ils ont respiré jadis : « L’histoire de ma famille ressemble à la lente course d’un pendule revenant à son point de départ ». Où est-on chez soi ? L’horizon berlinois de Maxim Leo s’est ouvert tout à coup, sa petite famille a pris une ampleur qu’il n’imaginait même pas, et elle peut désormais renouer le fil de l’histoire là où l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler l’avait rompu.